Il ne faudrait pas « confiner » saint Jean à la scène du baptême dans le Jourdain, bien qu’il s’agisse d’un épisode central dans la vie du Christ. Jean-Baptiste est en réalité la clé qui nous est donnée pour saisir l’identité et la mission de Jésus. Ce n’est pas pour rien que Jean est appelé le précurseur. Mais qu’est-ce que cela veut vraiment dire? Peut-on situer cette réalité théologique dans l’histoire et dans la géographie de la Terre Sainte?

Pour répondre, commençons par relire le récit de la mort de Jean-Baptiste:

14 Le roi Hérode apprit cela ; en effet, le nom de Jésus devenait célèbre. On disait : « C’est Jean, celui qui baptisait : il est ressuscité d’entre les morts, et voilà pourquoi des miracles se réalisent par lui. » 15 Certains disaient : « C’est le prophète Élie. » D’autres disaient encore : « C’est un prophète comme ceux de jadis. » 16 Hérode entendait ces propos et disait : « Celui que j’ai fait décapiter, Jean, le voilà ressuscité ! » 17 Car c’était lui, Hérode, qui avait donné l’ordre d’arrêter Jean et de l’enchaîner dans la prison, à cause d’Hérodiade, la femme de son frère Philippe, que lui-même avait prise pour épouse. 18 En effet, Jean lui disait : « Tu n’as pas le droit de prendre la femme de ton frère. » 19 Hérodiade en voulait donc à Jean, et elle cherchait à le faire mourir. Mais elle n’y arrivait pas 20 parce que Hérode avait peur de Jean : il savait que c’était un homme juste et saint, et il le protégeait ; quand il l’avait entendu, il était très embarrassé ; cependant il l’écoutait avec plaisir. 21 Or, une occasion favorable se présenta quand, le jour de son anniversaire, Hérode fit un dîner pour ses dignitaires, pour les chefs de l’armée et pour les notables de la Galilée. 22 La fille d’Hérodiade fit son entrée et dansa. Elle plut à Hérode et à ses convives. Le roi dit à la jeune fille : « Demande-moi ce que tu veux, et je te le donnerai. » 23 Et il lui fit ce serment : « Tout ce que tu me demanderas, je te le donnerai, même si c’est la moitié de mon royaume. » 24 Elle sortit alors pour dire à sa mère : « Qu’est-ce que je vais demander ? » Hérodiade répondit : « La tête de Jean, celui qui baptise. » 25 Aussitôt la jeune fille s’empressa de retourner auprès du roi, et lui fit cette demande : « Je veux que, tout de suite, tu me donnes sur un plat la tête de Jean le Baptiste. » 26 Le roi fut vivement contrarié ; mais à cause du serment et des convives, il ne voulut pas lui opposer un refus. 27 Aussitôt il envoya un garde avec l’ordre d’apporter la tête de Jean. Le garde s’en alla décapiter Jean dans la prison. 28 Il apporta la tête sur un plat, la donna à la jeune fille, et la jeune fille la donna à sa mère. 29 Ayant appris cela, les disciples de Jean vinrent prendre son corps et le déposèrent dans un tombeau. (Marc 6,14-29)

Cet épisode est particulièrement éclairant pour situer Jean-Baptiste dans un rapport de précurseur. Il meurt comme martyr de la justice qu’il n’a cessé de prêcher: « Tu n’as pas le droit de prendre la femme de ton frère », disait-il en dénonçant l’adultère d’Hérode Antipas (fils d’Hérode le Grand). Le reproche qui lui est fait est d’avoir épousé la femme de son frère encore vivant ayant auparavant répudié sa première épouse. Mais ne s’agit-il vraiment que d’un adultère? On a souvent simplifié la situation en la rapportant à un problème de mœurs. Pourtant, un recoupement avec les données de l’historien juif Flavius Josèphe dévoile le volet politique de l’affaire:

Les critiques proférées par Jean contre le remariage d’Hérode, qui avait répudié sa première femme pour épouser la femme de son demi-frère, Hérodiade, n’ont pas seulement exaspéré celle-ci ; elles ont inquiété Antipas, qui se trouvait en conflit avec le royaume nabatéen voisin, dont était issue sa première femme. La critique de l’illégitimité de son mariage se greffait donc sur une guerre de frontières, et mettait en péril la réputation du tétrarque auprès de son opinion publique. (D. Marguerat)
 

En tous les cas, par sa mort, Jean anticipe et annonce ce qui sera précisément le sort de Jésus, son maître, un peu plus tard. En effet, la mort du messie n’a-t-elle pas été déclenchée elle-aussi pour des raisons politico-religieuses?

Hérode considérait Jean-Baptiste comme un homme juste et saint, nous dit l’évangéliste. C’est à contre-cœur qu’il l’a fait exécuter. Après la mort de Jean-Baptiste, les miracles de guérisons et d’exorcismes continuent à se multiplier en Galilée. Or, Hérode ne semble pas avoir entendu parler de Jésus, puisqu’il est persuadé que c’est Jean-Baptiste ressuscité qui fait tous ces miracles ! Seul un homme juste et saint peut d’une part ressusciter et d’autre part faire de tels signes. Là encore, la réputation de Jean croise celle de Jésus en l’anticipant.

Toujours est-il que la mort de Jean-Baptiste n’était pas souhaitée par Hérode. Mais un serment exprimé publiquement va le contraindre à aller contre son souhait. Il se voit obligé de faire apporter à la fille d’Hérodiade la tête de Jean-Baptiste sur un plateau. D’après Flavius Josèphe, c’est dans la forteresse de Machéronte que Jean a été décapité. Un pèlerinage en Terre Sainte, plus précisément en Jordanie, permet de se rendre sur ce lieu. La forteresse hérodienne, aujourd’hui en ruine, se trouve en Jordanie, de l’autre côté de la mer Morte, dans les montagnes désertiques.

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Vue sur la colline de Machéronte au sommet de laquelle a été construite la forteresse. En arrière-plan, on distingue la mer Morte, Jordanie.
Photo: BiblePlaces

Le site, s’étendant sur environ 5 000 mètres carrés et surplombant la côte est de la mer Morte, abrite les restes d’un palais fortifié originellement hasmonéen puis hérodien. Alexandre Jannée (103 – 76 av. J.-C.), roi hasmonéen, en a été le bâtisseur, mais la forteresse fut détruite vers -55 av. J.C. par un général de Pompée (106 – 48 av. J.-C.). Elle fut reconstruite et embellie – avec une ville en contre-bas – par Hérode le Grand en 30 av. J.-C. qui en fit une demeure palatiale. Hérode Antipas, un des fils d’Hérode, qui régna de 4 av. J.-C. jusqu’à 39 ap. J.-C. en hérita. 

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Colline actuelle de l’ancienne forteresse de Machéronte,
ainsi que sa reconstitution. Jordanie.

Photo: E. Pastore

C’est sous le règne d’Hérode Antipas que Jean-Baptiste fut décapité selon la tradition chrétienne (évangiles de Saint Marc et de Saint Matthieu). Flavius Josèphe dans ses « Antiquités judaïques » (XVIII 5.2) complète cette version en rapportant que Machéronte aurait été le lieu où le saint fut emprisonné et où Salomé, fille d’Hérodiade (seconde femme d’Hérode Antipas) dansa et en récompense demanda pour sa mère la tête de Saint Jean-Baptiste. Machéronte continua d’être occupée jusqu’en 71 ap. J.-C. au moment de la Grande Révolte juive où elle fut détruite par les Romains chassant les rebelles juifs qui y étaient installés.

Ligne 1: sommet de la colline
Ligne 2: aqueduc alimentant la forteresse
Ligne 3: à gauche église byzantine construite au sommet; à droite grotte au pied de la colline vénérée traditionnellement comme la prison de Jean-Baptiste.
Photos: BiblePlaces

Revenons à l’évangile de Marc. La formulation du serment d’Hérode rappelle celle que le roi Artaxerxès formula envers Esther, lors du banquet qu’elle organisa en vue de sauver son peuple de l’extermination:

Alors le roi lui dit: «Qu’est-ce que tu as, Esther, ô reine? Quelle est ta requête? Jusqu’à la moitié de mon royaume cela te sera accordé!» (Est 5,3)

Contrairement à Hérodiade et sa fille qui demandent la mort de l’innocent Jean-Baptiste, Esther demande que son peuple innocent soit épargné. Ce parallélisme inversé avec le livre d’Esther veut manifestement insister sur un changement de paradigme : tandis que le peuple juif avait été épargné grâce à l’insistance d’Esther, désormais la mort de l’innocent aura bien lieu et cela à cause d’Hérodiade. Mais la mort de l’innocent n’est jamais vaine, puisqu’on considérait que même après sa mort le saint continuait à réaliser des miracles. De plus, la croyance en la résurrection était déjà ancrée en Israël. Ainsi, la mort d’un martyr portait beaucoup de fruit. Jean-Baptiste est vraiment le précurseur de Jésus-Christ. Toute sa vie est une préfiguration de la vie, mort et résurrection du messie qui vient après lui.

Emmanuelle Pastore

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Célébration eucharistique face à la colline de Machéronte.
Photo: E. Pastore

Il ne faudrait pas « confiner » saint Jean à la scène du baptême dans le Jourdain, bien qu’il s’agisse d’un épisode central dans la vie du Christ. Jean-Baptiste est en réalité la clé qui nous est donnée pour saisir l’identité et la mission de Jésus. Ce n’est pas pour rien que Jean est appelé le précurseur. Mais qu’est-ce que cela veut vraiment dire? Peut-on situer cette réalité théologique dans l’histoire et dans la géographie de la Terre Sainte?

Pour répondre, commençons par relire le récit de la mort de Jean-Baptiste:

14 Le roi Hérode apprit cela ; en effet, le nom de Jésus devenait célèbre. On disait : « C’est Jean, celui qui baptisait : il est ressuscité d’entre les morts, et voilà pourquoi des miracles se réalisent par lui. » 15 Certains disaient : « C’est le prophète Élie. » D’autres disaient encore : « C’est un prophète comme ceux de jadis. » 16 Hérode entendait ces propos et disait : « Celui que j’ai fait décapiter, Jean, le voilà ressuscité ! » 17 Car c’était lui, Hérode, qui avait donné l’ordre d’arrêter Jean et de l’enchaîner dans la prison, à cause d’Hérodiade, la femme de son frère Philippe, que lui-même avait prise pour épouse. 18 En effet, Jean lui disait : « Tu n’as pas le droit de prendre la femme de ton frère. » 19 Hérodiade en voulait donc à Jean, et elle cherchait à le faire mourir. Mais elle n’y arrivait pas 20 parce que Hérode avait peur de Jean : il savait que c’était un homme juste et saint, et il le protégeait ; quand il l’avait entendu, il était très embarrassé ; cependant il l’écoutait avec plaisir. 21 Or, une occasion favorable se présenta quand, le jour de son anniversaire, Hérode fit un dîner pour ses dignitaires, pour les chefs de l’armée et pour les notables de la Galilée. 22 La fille d’Hérodiade fit son entrée et dansa. Elle plut à Hérode et à ses convives. Le roi dit à la jeune fille : « Demande-moi ce que tu veux, et je te le donnerai. » 23 Et il lui fit ce serment : « Tout ce que tu me demanderas, je te le donnerai, même si c’est la moitié de mon royaume. » 24 Elle sortit alors pour dire à sa mère : « Qu’est-ce que je vais demander ? » Hérodiade répondit : « La tête de Jean, celui qui baptise. » 25 Aussitôt la jeune fille s’empressa de retourner auprès du roi, et lui fit cette demande : « Je veux que, tout de suite, tu me donnes sur un plat la tête de Jean le Baptiste. » 26 Le roi fut vivement contrarié ; mais à cause du serment et des convives, il ne voulut pas lui opposer un refus. 27 Aussitôt il envoya un garde avec l’ordre d’apporter la tête de Jean. Le garde s’en alla décapiter Jean dans la prison. 28 Il apporta la tête sur un plat, la donna à la jeune fille, et la jeune fille la donna à sa mère. 29 Ayant appris cela, les disciples de Jean vinrent prendre son corps et le déposèrent dans un tombeau. (Marc 6,14-29)

Cet épisode est particulièrement éclairant pour situer Jean-Baptiste dans un rapport de précurseur. Il meurt comme martyr de la justice qu’il n’a cessé de prêcher: « Tu n’as pas le droit de prendre la femme de ton frère », disait-il en dénonçant l’adultère d’Hérode Antipas (fils d’Hérode le Grand). Le reproche qui lui est fait est d’avoir épousé la femme de son frère encore vivant ayant auparavant répudié sa première épouse. Mais ne s’agit-il vraiment que d’un adultère? On a souvent simplifié la situation en la rapportant à un problème de mœurs. Pourtant, un recoupement avec les données de l’historien juif Flavius Josèphe dévoile le volet politique de l’affaire:

Les critiques proférées par Jean contre le remariage d’Hérode, qui avait répudié sa première femme pour épouser la femme de son demi-frère, Hérodiade, n’ont pas seulement exaspéré celle-ci ; elles ont inquiété Antipas, qui se trouvait en conflit avec le royaume nabatéen voisin, dont était issue sa première femme. La critique de l’illégitimité de son mariage se greffait donc sur une guerre de frontières, et mettait en péril la réputation du tétrarque auprès de son opinion publique. (D. Marguerat)
 

En tous les cas, par sa mort, Jean anticipe et annonce ce qui sera précisément le sort de Jésus, son maître, un peu plus tard. En effet, la mort du messie n’a-t-elle pas été déclenchée elle-aussi pour des raisons politico-religieuses?

Hérode considérait Jean-Baptiste comme un homme juste et saint, nous dit l’évangéliste. C’est à contre-cœur qu’il l’a fait exécuter. Après la mort de Jean-Baptiste, les miracles de guérisons et d’exorcismes continuent à se multiplier en Galilée. Or, Hérode ne semble pas avoir entendu parler de Jésus, puisqu’il est persuadé que c’est Jean-Baptiste ressuscité qui fait tous ces miracles ! Seul un homme juste et saint peut d’une part ressusciter et d’autre part faire de tels signes. Là encore, la réputation de Jean croise celle de Jésus en l’anticipant.

Toujours est-il que la mort de Jean-Baptiste n’était pas souhaitée par Hérode. Mais un serment exprimé publiquement va le contraindre à aller contre son souhait. Il se voit obligé de faire apporter à la fille d’Hérodiade la tête de Jean-Baptiste sur un plateau. D’après Flavius Josèphe, c’est dans la forteresse de Machéronte que Jean a été décapité. Un pèlerinage en Terre Sainte, plus précisément en Jordanie, permet de se rendre sur ce lieu. La forteresse hérodienne, aujourd’hui en ruine, se trouve en Jordanie, de l’autre côté de la mer Morte, dans les montagnes désertiques.

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Vue sur la colline de Machéronte au sommet de laquelle a été construite la forteresse. En arrière-plan, on distingue la mer Morte, Jordanie.
Photo: BiblePlaces

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Colline actuelle de l’ancienne forteresse de Machéronte,
ainsi que sa reconstitution. Jordanie.

Photo: E. Pastore

C’est sous le règne d’Hérode Antipas que Jean-Baptiste fut décapité selon la tradition chrétienne (évangiles de Saint Marc et de Saint Matthieu). Flavius Josèphe dans ses « Antiquités judaïques » (XVIII 5.2) complète cette version en rapportant que Machéronte aurait été le lieu où le saint fut emprisonné et où Salomé, fille d’Hérodiade (seconde femme d’Hérode Antipas) dansa et en récompense demanda pour sa mère la tête de Saint Jean-Baptiste. Machéronte continua d’être occupée jusqu’en 71 ap. J.-C. au moment de la Grande Révolte juive où elle fut détruite par les Romains chassant les rebelles juifs qui y étaient installés.

Ligne 1: sommet de la colline
Ligne 2: aqueduc alimentant la forteresse
Ligne 3: à gauche église byzantine construite au sommet; à droite grotte au pied de la colline vénérée traditionnellement comme la prison de Jean-Baptiste.
Photos: BiblePlaces

Revenons à l’évangile de Marc. La formulation du serment d’Hérode rappelle celle que le roi Artaxerxès formula envers Esther, lors du banquet qu’elle organisa en vue de sauver son peuple de l’extermination:

Alors le roi lui dit: «Qu’est-ce que tu as, Esther, ô reine? Quelle est ta requête? Jusqu’à la moitié de mon royaume cela te sera accordé!» (Est 5,3)

Contrairement à Hérodiade et sa fille qui demandent la mort de l’innocent Jean-Baptiste, Esther demande que son peuple innocent soit épargné. Ce parallélisme inversé avec le livre d’Esther veut manifestement insister sur un changement de paradigme : tandis que le peuple juif avait été épargné grâce à l’insistance d’Esther, désormais la mort de l’innocent aura bien lieu et cela à cause d’Hérodiade. Mais la mort de l’innocent n’est jamais vaine, puisqu’on considérait que même après sa mort le saint continuait à réaliser des miracles. De plus, la croyance en la résurrection était déjà ancrée en Israël. Ainsi, la mort d’un martyr portait beaucoup de fruit. Jean-Baptiste est vraiment le précurseur de Jésus-Christ. Toute sa vie est une préfiguration de la vie, mort et résurrection du messie qui vient après lui.

Emmanuelle Pastore

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Célébration eucharistique face à la colline de Machéronte.
Photo: E. Pastore