Le dieu de la bible n’a pas toujours été unique…
Dans le paysage religieux de l’humanité, le judaïsme est considéré comme la plus ancienne religion monothéiste, confessant qu’il n’existe qu’un seul dieu qui est à la fois le dieu spécifique du peuple d’Israël et le dieu de tout l’univers. Cette idée d’un dieu unique s’est ensuite propagée dans le christianisme et l’islam, qui la déclinent chacun à sa manière. Si on lit les Bibles juive et chrétiennes, ainsi que le Coran, on a d’abord l’impression que ce dieu a toujours été là, puisque c’est lui le créateur du ciel et de la terre. À y regarder de près, on y trouve cependant des textes qui admettent l’existence d’autres dieux.
Comme par exemple dans l’histoire du conflit entre un dénommé Jephté, un chef militaire d’une tribu israélite, et Sihôn, roi des voisins d’Israël à l’est, relatée dans le livre des Juges. Pour résoudre le conflit territorial, Jephté utilise un argument théologique : « Ne possèdes-tu pas ce que Kemosh ton dieu te fait posséder ? Et tout ce que notre Dieu a mis en notre possession ne le posséderions-nous pas ? » (Jg 11,4). Ici, le dieu de Jephté est considéré comme le dieu tutélaire d’une tribu ou d’un peuple, à l’instar de Kemosh, le dieu tutélaire de Sihôn.
Si l’on poursuit la lecture de la Bible hébraïque, on découvre d’autres textes curieux. Les destinataires du Deutéronome sont par exemple souvent exhortés à ne pas suivre d’autres dieux, sans que l’existence, voire la réalité de ceux-ci soit niée. Ainsi la Bible garde-t-elle, elle-même, des traces du fait qu’existait dans le Levant, voire en Israël, une pluralité de divinités et que le dieu d’Israël, dont le nom se prononçait peut-être Yahvé ou Yahou, n’était pas, et de loin, le seul dieu à être vénéré par les Israélites.
Mais les récits bibliques réservent encore d’autres surprises. Lorsque Yahvé se révèle à Moïse en Égypte, il apparaît comme un dieu inconnu puisqu’il lui dit que c’est la première fois qu’il se manifeste sous son vrai nom Yhwh. S’agit-il d’une trace du fait que ce dieu n’a pas été depuis toujours le dieu d’Israël ? Pourquoi alors se révèle-t-il en Égypte ? A-t-il un lien avec l’Égypte et, si oui, lequel ?
En effet, contrairement à ce que certains théologiens continuent d’affirmer, il ne fait pas de doute que le dieu de la Bible n’a pas été « unique » depuis toujours.
Yhwh est-il un dieu célibataire?
La source principale d’information sur la déesse, au deuxième millénaire, reste les textes ougaritiques. Son nom est Ashéra. Dans le cycle de Baal (KTU 1.1-6), elle apparaît comme la grande déesse, parèdre du dieu El et mère des dieux mineurs du panthéon qui sont appelés les « soixante-dix fils d’Atirat » : « Il (Baal) appelle ses frères dans sa demeure, ses pairs au milieu de son palais. Il appelle les soixante-dix fils d’Atirat3. » Dans la légende de Keret, l’héritier du trône de Keret est décrit comme « celui qui sucera le lait d’Atirat », ce qui donne à penser que celle-ci pourrait être liée à la fertilité et jouer un certain rôle dans l’idéologie royale.
Le mot « ashéra » apparaît quarante fois dans les textes bibliques. On peut classer les mentions bibliques d’Ashérah en quatre catégories : (a) le pluriel est attesté dans des exhortations stéréotypées de détruire les autels, les statues et les ashérims des autres peuples ; (b) dans certains textes, Ashérah est associée à Baal ; (c) on trouve encore des ʾăšērîm à côté des maṣṣebôt, des pierres dressées; (d) enfin, Ashérah apparaît en lien avec l’autel ou la maison de Yhwh. Les textes bibliques ne font donc pas de lien direct entre Ashérah et Yhwh ; cependant, l’association entre les pierres dressées et les ashérim – dont on a vu qu’ils faisaient partie du culte yahwiste dans les hauts lieux – ainsi que les textes mentionnés en (d) suggèrent une intégration possible d’Ashérah au culte de Yhwh.
Le texte de 1 R 16,33 rapporte que le roi Akhab érigea une Ashérah, probablement dans le temple de Samarie ; elle existait encore sous le roi Yoakhaz (environ 814-798), selon la remarque critique des rédacteurs des livres des Rois :
« Toutefois, ils ne s’écartèrent pas des péchés que la maison de Jéroboam avait fait commettre à Israël, ils y persistèrent ; même l’Ashérah resta debout à Samarie » (2 R 13,6).
Dans le royaume de Juda, on apprend que la reine mère Maaka avait fait installer dans le temple une « horreur pour Ashérah » que le roi Asa (environ 910-869) aurait détruite : « Il retira même le titre de reine mère à Maaka, sa grand-mère, parce qu’elle avait fait une horreur pour Ashérah. Asa abattit l’horreur la représentant et la brûla au bord du torrent du Cédron » (1 R 15,13). Le roi Manassé (vers 687-642), que les rédacteurs des livres des Rois abhorrent, aurait refait une statue d’Ashérah que son prédécesseur Ézékias aurait détruite (2 R 18,4) : « Il plaça la statue d’Ashérah qu’il avait fabriquée dans le temple » (2 R 21,7). Si Ézékias a en effet tenté d’éradiquer le culte d’Ashérah, ce qui est loin d’être sûr, on assisterait alors à son revival sous Manassé.
Bien que les rédacteurs bibliques critiquent les rois qui auraient favorisé la vénération d’Ashérah, il fait peu de doute que, jusqu’à la fin du VIIe siècle avant notre ère, ce culte jouait un rôle important. Ashérah était associée à Yhwh, peut-être dans le temple de Jérusalem, via une statue placée à côté de la sienne.
La pierre cultuelle de Taanach
Cette pierre a été retrouvée en 1968 dans la vallée de Yizréel. Elle date peut-être du 10ème siècle av. J.-C. Elle est intéressante dans la mesure où elle déplace la compréhension du personnage féminin d’Ashéra. Dans la littérature deutéronomiste, Ashéra est liée à la figure des baals, et par conséquent à une forme d’idolâtrie qui est condamnée:
« Le roi ordonna à Hilqiyyahu, au prêtre en second et aux gardiens du seuil de retirer du sanctuaire de Yahvé tous les objets de culte qui avaient été faits pour Baal, pour Ashéra et pour toute l’armée du ciel; il les brûla en dehors de Jérusalem, dans les champs du Cédron, et porta leur cendre à Béthel. » (2 R 23,4)
Niveau 1: en bas de la pierre, une femme nue apparaît entre deux lions. Elle pourrait correspondre à la représentation d’Ashéra, de même que l’arbre, au niveau trois.
Au niveau 2, deux sphinx ailés entourent une zone « vide ». S’agirait-il des deux chérubins gardant l’arche de l’alliance? Entre eux, le vide représenterait la présence mystérieuse de la divinité.
Au niveau 3: les mêmes lions qu’au niveau 1 entourent cette fois l’arbre sacré ou arbre de vie, dont deux bouquetins mangent les feuilles. L’arbre serait une autre représentation d’Ashéra. L’arbre est une image profondément ancrée dans les traditions du Proche-Orient ancien. Les Proverbes font également référence de manière métaphorique à un arbre de vie (Pr 3,18 ; Pr 11,30 ; Pr 13,12 ; Pr 15,4), mais la référence biblique la plus importante est spécifiquement l’arbre de vie dans le jardin d’Eden (Gn 3,9 ; Gn 3,22 ; Gn 3,24 ; Ez 31,8). Le NT reprend également l’image (Ap 2,7 ; Ap 22,2 ; Ap 22,14 ; Ap 22,19).
Enfin, au niveau 4, en haut, un quadrupède, sans doute un cheval (peut-être un bélier) portant un soleil, est encadré de colonnes. Cette dernière représentation évoque 2 Rois 23,11:
« Il fit disparaître les chevaux que les rois de Juda avaient dédiés au soleil à l’entrée du Temple de Yahvé, près de la chambre de l’eunuque Netân-Mélek, dans les dépendances, et il brûla au feu le char du soleil. » (2 R 23,11)
Ce verset de 2 Rois rappelle étonnamment une coutume cultuelle perse. Dans un passage de la Cyropédie, Xénophon (430-355) rapporte que, lors des fêtes périodiquement présidées par le roi en Perse, des chevaux étaient sacrifiés au Soleil (VIII, 3, 12, 24) – auquel un char était consacré.
Une autre hypothèse conduit certains spécialistes (Hadley, Römer) à considérer que le quadrupède serait une image de Yhwh. Il s’agirait d’une représentation figurée du Dieu d’Israël.
En conclusion, la pierre cultuelle associerait-elle Yhwh à Ashéra en offrant une représentation figurative de Yhwh et de sa parèdre? La question reste ouverte.
Les inscriptions de kuntilled-arjud
Kuntillet Ajrud est un site archéologique situé au Nord-Est de la péninsule du Sinaï. Il s’agit des ruines d’une ancienne forteresse du royaume de Juda, datés des 9è et 8è siècles av. J.-C., construite sur une colline surplombant la plaine du Wadi Qurayyah.
Le bâtiment principal de la forteresse est de forme rectangulaire, mesurant 25 mètres sur 15. Y ont été retrouvées diverses inscriptions en alphabet hébreu et phénicien, sur le plâtre recouvrant les murs ou sur des céramiques. La plus notable mentionne YHWH de Teman et son Asherah, et a pu être interprétée comme la preuve que les anciens habitants de Juda n’étaient pas strictement monothéistes ou monolâtres, et associaient d’autres divinités à leur dieu national Yahweh, dont la déesse Asherah qui serait sa parèdre.
Une inscription a été retrouvée sur un fragment de jarre, associée à des dessins dont les commentateurs estiment aujourd’hui qu’ils sont indépendants du texte.
Inscription sur poterie (datées du 8è s. environ):
X dit à Yehallelel et à Yo‘asah et { à Z } :
« Je te bénis par Yhw (forme courte) de Samarie et par son Ashera »
« Je vous(te) bénis par Yhwh (forme longue) de Teman et son Ashera »
La datation du texte varie en fonction des auteurs entre 850 et 750. Par rapport à la pierre de Taanach, ce texte marque une évolution : Ashera semble maintenant subordonnée à Yhwh. De plus, la langue hébraïque n’utilise en général pas de pronom possessif greffé à un nom propre. Il y a donc hésitation dans l’interprétation de ce qu’est l’Ashera : une divinité ou un objet cultuel lié à Yhwh.
Il y a trois figures claires. En premier lieu, deux d’entre elles représentent des figures mâles évidentes, dont les traits rappellent ceux du dieu égyptien Bes. À côté d’eux, on voit très bien une figure féminine assise sur un trône ou une chaise, et jouant de la lyre. Ne pourrait-on pas y voir justement une représentation de la déesse Ashérah? Ainsi nous aurions non seulement une première mention de celle-ci dans un texte israélite en dehors de la Bible, mais nous aurions même sa représentation graphique.
On peut évoquer trois arguments pour identifier cette figure assise à Ashérah. Son costume (robe et « foulard ») ressemble beaucoup à celui des déesses de fertilité tel que connu sur les bas-reliefs d’Ugarit; il faut en dire autant de sa coiffure. Mais surtout le siège sur lequel elle est assise peut être facilement identifié à un trône à chérubins (sphinx) : on voit que ses pattes se terminent en pattes de lion, et que le dossier est recourbé vers l’extérieur tout comme celui de ces trônes à sphinx, puisqu’il est fait par la jonction des ailes de ces êtres mythiques. Or ces trônes ne sont utilisés que par les rois et les dieux; comme la présente figure est associée à deux représentations de dieux, on est donc invité à l’identifier à une déesse et par suite, à Ashérah, dont il est fait mention dans l’inscription qui la surplombe.
Sur la seconde illustration, l’arbre de vie représente la déesse Ashéra qui est debout sur un lion. Deux antilopes mangent de ses feuilles, comme au 3è niveau de la pierre de Taanach.
Que l’Ashérah de l’inscription soit comprise comme nom de la déesse ou comme son symbole (pieu sacré), il ne fait pas de doute que des Israélites du VIIIe siècle l’associaient sans gêne à Yahvé lui-même dans des formules voulant attirer sur eux leur bénédiction conjointe. Pouvait-on espérer trouver un jour une illustration aussi vivante du syncrétisme religieux si violemment condamné par la loi et les prophètes?
L’inscription de khirbet el qom
Trouvée à 13 km à l’ouest d’Hébron, cave funéraire, datée de 750 av. J.-C.
Uriyah le riche a écrit :
Que Uriyahu soit béni par Yhwh
Et par son ashera/ car il l ‘a sauvé de ses ennemis
… par Oniyahu
… et par son ashera
… et par son ashera
Le texte est accompagné d’une main gravée maladroitement, dont la fonction est peut-être apotropaïque (=qui conjure le mauvais sort). Même remarque grammaticale que précédemment : le pronom personnel suffixe oriente davantage vers l’ashera comme objet cultuel que comme divinité placée sur le même plan que Yhwh.
Pour conclure sur YHWH et son Ashéra
La signification des 40 occurrences du mot ‘ashera’ dans la Bible Hébraïque est difficile à cerner : évoquant une divinité, un objet cultuel ? Une divinité liée à Yhwh? Aux baals ?
L’hypothèse émise par Hadley est la suivante : avant la réforme josianique — avant l’exil — le culte d’Ashera était une part intégrante de la religion de Yhwh, et non pas une déviance répréhensible. La suppression de ce culte par la réforme deutéronomique rend compte d’une évolution de la religion en Juda, tendant vers le monoyahvisme national.
Les fouilles archéologiques effectuées en Juda ont permis de découvrir près de 1000 figurines d’Ashera datées du 8ème au 6ème siècles BCE, dont 400 à Jérusalem. La forme la plus fréquente se compose d’un pilier, le plus souvent fait à la main, sur lequel on a fixé un buste féminin, toujours fait à la main, et puis une tête moulée. Les seins sont toujours mis en relief, souvent soutenus par les mains. Ces figurines-piliers sont une expression caractéristique de la piété judéenne, surtout au VIIe siècle avant notre ère. Elles se trouvent particulièrement dans les maisons privées, également dans les tombes. On y voit souvent la représentation d’une déesse, peut-être Ashérah, dont ces figurines soulignent l’aspect nourricier. Les seins nourriciers sont au premier plan tandis que l’aspect érotique ne joue qu’un rôle subalterne, contrairement à des représentations de la déesse nue. Le pilier peut même être interprété comme une tunique ; en tout cas, le sexe de la déesse est invisible.
De plus, il n’existe pas de polémique anti-Ashera chez les prophètes du 8ème siècle. Seule la littérature deutéronomiste se fait critique vis-à-vis de ces pratiques:
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Jg 3,7: Les Israélites firent ce qui est mal aux yeux de Yahvé. Ils oublièrent Yahvé leur Dieu pour servir les Baals et les Ashéras.
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Jr 7,18: Les fils ramassent le bois, les pères allument le feu, les femmes pétrissent la pâte pour faire des gâteaux à la Reine du Ciel.
Le lien effectué par l’histoire deutéronomiste entre Ashera et Baal est en effet une réécriture postérieure, à fonction apologétique, visant à discréditer toutes les formes du culte d’Ashera. En réalité, il semble bien que YHWH était associé à une ashéra.
Les textes d’Ougarit comme les écrits de Kuntillet Ajrud et de Khirbet el Qom, ainsi que la stèle de Taanach semblent confirmer cette hypothèse :
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À Ougarit, Athirat (équivalent ougaritique d’Ashera) est la parèdre de El et non de Baal
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À Taanach, Ashera apparaît sous la forme d’une divinité féminine liée à Yhwh
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La statue cultuelle d’Ashera est liée à Yhwh à Kuntillet Ajrud et Khirbet el Qom
Source: T. Römer, L’invention de Dieu, Seuil, 2014.