La pierre de Rosette est l’un des objets les plus célèbres du British Museum de Londres. Et pour cause : cette stèle, gravée en trois écritures différentes, a été l’élément final du déchiffrement des hiéroglyphes égyptiens par Jean-François Champollion. Mais l’importance de la stèle va bien au-delà du déchiffrement d’une écriture jusqu’alors mystérieuse, car sa découverte marque aussi la naissance de l’égyptologie en ouvrant l’accès à la connaissance de l’histoire et de la littérature égyptiennes.

 

Le contexte

 

La stèle a été découverte lors de la campagne de Napoléon en Égypte (1798-1801). L’expédition était accompagnée de 167 scientifiques. Parmi eux, des mathématiciens, des astronomes, des géographes, des architectes, des ingénieurs, des dessinateurs, des naturalistes, des orientalistes, des poètes, des musiciens et des peintres. Leur tâche consistait à dresser « un grand inventaire de la vallée du Nil ». L’expédition débarque à Alexandrie le 1er juillet 1798.

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Napoléon en Égypte, par Ulpiano Checa. Wikipedia.

 

La découverte de la stèle

 

La stèle a été découverte en juillet 1799 dans le delta du Nil, dans un village appelé Rachid et connu sous le nom de Rosette, d’où son nom. On supposa immédiatement que le même texte était inscrit dans trois écritures différentes. Napoléon transporte la pierre au Caire et fait déchiffrer la partie inférieure, écrite en grec. Il fait également de nombreuses copies des inscriptions, afin qu’elles soient accessibles au plus grand nombre d’érudits possible. Mais entre-temps, les Britanniques, alliés aux Ottomans, ont vaincu les Français. Après la victoire des alliés britanniques sur les Ottomans en 1801, de nombreux objets anciens trouvés par Napoléon, dont la pierre de Rosette, sont devenus propriété britannique, ce qui explique sa présence actuelle au British Museum.

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La pierre de Rosette, British Museum, Londres.

 

Description de la stèle

 

La pierre de Rosette est un fragment de stèle. Aucun autre fragment de cette stèle n’a été trouvé lors des fouilles sur le site de Rosette. Aucun des trois textes n’est complet. Le texte supérieur est le plus endommagé : seules les quatorze dernières lignes en hiéroglyphes sont visibles, toutes interrompues à droite et douze à gauche. Le texte central en démotique est le mieux conservé : il comprend 32 lignes, dont les 14 premières sont légèrement endommagées sur le côté droit. Le dernier texte en grec contient 54 lignes, dont les 27 premières sont complètes. Les autres sont de plus en plus fragmentaires en raison d’une cassure diagonale dans le coin inférieur droit de la pierre.

  • L’écriture hiéroglyphique frappe par son caractère esthétique, qui s’accommode mal de l’écriture cursive. C’est un système mixte, idéographique et phonographique, dans lequel un signe peut représenter soit une idée, soit un son. Malgré l’utilisation de systèmes simplifiés par les scribes, l’écriture hiéroglyphique est restée inchangée pendant près de trois millénaires et demi.

  • L’écriture démotique est devenue l’écriture officielle à partir du 7e siècle avant J.-C. Elle était la seule écriture égyptienne largement utilisée dans la vie quotidienne. C’est la seule écriture égyptienne largement utilisée dans la vie quotidienne (« démotique », du grec demotika, « écriture populaire »). Très cursive, riche en ligatures et en abréviations, elle a perdu tout aspect figuratif.

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La stèle contient un décret pris en 196 avant J.-C. en faveur du pharaon Ptolémée V Épiphane par l’assemblée des prêtres égyptiens réunis à Memphis (voir explication ci-dessous).

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Détail de la pierre de Rosette montrant les trois types d’écriture. En haut : hiéroglyphes, au centre : démotique, en bas : grec.

 

Il est possible d’estimer la longueur totale du texte et les dimensions originales de la stèle en la comparant à des stèles similaires, y compris des copies, qui ont survécu. Le décret de Canopus, un peu plus ancien, publié en 238 avant J.-C. sous le règne de Ptolémée III, mesure 219 cm de haut, 82 cm de large et contient 36 lignes de texte en hiéroglyphes, 73 en démotique et 74 en grec. Les textes sont de longueur similaire. Par comparaison, on peut estimer que quatorze à quinze lignes de texte hiéroglyphique, pour une hauteur de 30 cm, manquent dans la partie supérieure de la pierre. Outre les inscriptions, la partie supérieure de la stèle montrait sans doute le roi accompagné de dieux, couronné d’un disque ailé, comme sur la stèle canopique. La hauteur originale de la stèle est estimée à environ 149 cm.

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La stèle entièrement reconstituée.

Photo : Musée Médard

 

L’histoire de son déchiffrement

 

Dès l’âge de dix ans, Jean-François Champollion (1790-1832) fait preuve d’un talent exceptionnel pour apprendre le grec, le latin et l’hébreu. À dix-sept ans, il s’était déjà promis de déchiffrer un jour les hiéroglyphes égyptiens. Il étudie l’arabe, le syriaque, le persan, le sanskrit et le copte, avant de s’atteler à la pierre de Rosette. Il lui a fallu 14 ans pour l’achever.

 

Dans l’inscription hiéroglyphique de la pierre de Rosette, un groupe de signes entourés d’un cartouche apparaît cinq fois. Nous savions, grâce au texte grec, qu’ils représentaient la forme égyptienne du nom du roi, « Ptolémée ». Ce nom étant étranger à la langue égyptienne – c’est un nom grec – il a fallu que les hiéroglyphes aient été utilisés marginalement sous une forme phonétique pour pouvoir l’écrire.

 

De plus, dans ce groupe de signes, on était sûr de la valeur alphabétique des deux premiers : p et t . En effet, à trois reprises, le cartouche de Ptolémée contenait, outre son nom, des hiéroglyphes qui, comme nous le savons d’après le texte grec, comportaient les épithètes « éternellement vivant, aimé de Ptah ». Et, malgré l’aspiration Ph, Th , il était raisonnable d’y reconnaître la notation des lettres p et t dans l’initiale du nom du dieu Ptah.

 

Champollion étudiait l’inscription de Rosette depuis 1808. Familier des langues sémitiques et conscient, grâce au copte, des affinités sémitiques de l’égyptien ancien, il connaissait la particularité de la plupart de leurs systèmes d’écriture de ne noter que des consonnes et des semi-consonnes. C’est donc par hypothèse qu’il a attribué les valeurs alphabétiques suivantes aux sept signes hiéroglyphiques pointant vers le nom de Ptolémée : P-T-Ô-L-M-Y-S pour PTÔL[e]M[a]Y[o]S. Cette hypothèse devait être correcte, mais manquait encore de confirmation décisive, aussi Champollion s’abstint-il de la mentionner publiquement.

 

Il espérait que cette confirmation viendrait du nom hiéroglyphique de Cléopâtre ; ce nom, également Kleopatra en grec, partage les lettres P, T, O et L avec le nom de Ptolémée ; s’il s’avérait que ces lettres avaient la même forme hiéroglyphique que sur le cartouche de Rosette, la lecture de ce dernier serait prouvée. Champollion savait que ce nom figurait parmi les inscriptions hiéroglyphiques d’un obélisque de Philae, dit  » obélisque de Bankes  » : un texte grec gravé sur la base du monument confirmait qu’il devait s’y trouver. Au début de l’année 1822, Champollion reçoit une copie de ces inscriptions. Il reconnaît les signes auxquels il avait attribué de façon conjecturale les valeurs P, O et L, et dans une position telle qu’il ne peut douter que ce cartouche ait appartenu à Cléopâtre.

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Connaissant désormais la valeur alphabétique de douze signes hiéroglyphiques, Champollion n’eut besoin que du temps nécessaire pour y reconnaître, sur de nouveaux cartouches, d’autres noms de souverains gréco-romains d’Égypte mentionnés dans les sources classiques, et pour apprendre d’eux la valeur de signes encore inconnus….. Il lui restait à formuler l’hypothèse que personne avant lui n’avait émise, selon laquelle l’écriture hiéroglyphique combine des signes idéographiques et phonétiques, et à établir définitivement la parenté linguistique entre le copte et l’égyptien.

 

L’inscription gravée sur la stèle : traduction

Source : Edwyn R. Bevan dans The House of Ptolemy (1927)

 

Explication de l’enregistrement

 

La stèle a été érigée après le couronnement du roi Ptolémée V et porte un décret gravé établissant le culte divin du nouveau monarque. Le décret a été publié par un congrès de prêtres réuni à Memphis. La date indiquée est le 4 Xandicus dans le calendrier macédonien et le 18 Mechir dans le calendrier égyptien, ce qui correspond au 27 mars 196. Cette année est indiquée comme la neuvième dans le calendrier macédonien. Cette année est indiquée comme la neuvième année du règne de Ptolémée V, ce qui est confirmé par la mention de quatre prêtres ayant officié cette année-là.

 

La pierre de Rosette est un exemple tardif d’une classe de stèles de dotation montrant les exemptions fiscales accordées par le monarque régnant aux prêtres. Les pharaons érigent ces stèles depuis deux mille ans, et les exemples les plus anciens datent de l’Ancien Empire. Initialement, ces décrets étaient émis par le roi lui-même, mais celui de Memphis l’a été par les prêtres, garants de la culture traditionnelle égyptienne. Ce décret annonçait que Ptolémée V avait fait don d’argent et de céréales aux temples égyptiens et que, la huitième année de son règne, il avait retenu une crue particulièrement importante du Nil pour aider les agriculteurs. En remerciement, les prêtres ont promis que l’anniversaire du roi et celui de son couronnement seraient célébrés chaque année et que Ptolémée serait vénéré comme un dieu. La partie grecque de la pierre de Rosette commence ainsi : Βασιλεύοντος τοῦ νέου καὶ παραλαβόντος τὴν βασιλείαν παρὰ τοῦ πατρός…. (Basileuontos tou neou kai paralabontos tèn basileian para tou patros… ; « Le nouveau roi, ayant reçu le royaume de son père… »). Le décret se termine par l’instruction de placer dans chaque temple une copie écrite en trois langues : la « langue des dieux » (hiéroglyphes), la « langue des documents » (démotique) et la « langue des Grecs ».

 

Emanuelle Pastore

Sources :

  • Maria Gabriella Esposito, Pierre de RosetteGizah, Farid Atiya Press, 2011.

  • Pierre Grandet, Champollion et la pierre de RosetteL’Histoire, collection 29, 2005.