Se mettre à l’écoute de l’Écriture

Si les événements bibliques sont exprimés dans une langue qui n’a pas de temps, ce fait ne nous invite-t-il pas à y chercher du sens ? « Ce n’est pas avec nos Pères que le Seigneur a conclu cette Alliance, mais avec nous, nous qui sommes aujourd’hui tous vivants. » (Dt 5,3). Pour la foi juive, toutes les générations du peuple d’Israël se trouvaient au pied du Sinaï lors du don de la Torah, et pas seulement celles qui venaient de sortir d’Egypte. Cela est rappelé au cours du repas pascal : « A chaque génération, chacun doit se considérer comme s’il était lui-même sorti d’Egypte. » (Michna Pesahim). Par-delà l’histoire d’un peuple, ce qui est relaté dans la Bible, c’est l’Histoire de l’humanité-avec-Dieu (Ex 3,12-14), la révélation de l’homme de ce qu’il est : partenaire du Dieu vivant.

« 12 Dieu dit : “Je serai avec toi, et voici le signe qui te montrera que c’est moi qui t’ai envoyé. Quand tu feras sortir le peuple d’Égypte, vous servirez Dieu sur cette montagne.” 13 Moïse dit à Dieu : “Voici, je vais trouver les Israélites et je leur dis : Le Dieu de vos pères m’a envoyé vers vous. Mais s’ils me disent : Quel est son nom ? Que leur dirai-je ?” 14 Dieu dit à Moïse : “Je suis celui qui est.” Et il dit : “Voici ce que tu diras aux Israélites : Je suis m’a envoyé vers vous.” » (Ex 3,12‑14)

Car la Bible hébraïque est destinée à l’humanité entière. Livre de mémoire, en faisant l’inventaire des comportements de l’homme vis-à-vis de Dieu comme vis-à-vis de ses semblables elle permet à chacun de lire et de relire la trame de son existence. A son miroir, tout homme peut découvrir son propre visage et surtout connaître le chemin à suivre. La « forme inaccomplie » de l’hébreu annonce ce qui est déjà « accompli », et « l’accompli », ce qui reste à accomplir dans chaque existence.

Découvrir que notre Dieu est un Dieu qui « parle »
Il n’est pas indifférent que la Genèse ouvre la Bible : laissons-nous surprendre une fois encore par le chapitre 1, liturgie cosmique, véritable porche d’une cathédrale… Un refrain qui revient à 10 reprises rythme ce joyau : « et Dieu DIT… » Notre Dieu, le Dieu des chrétiens est un Dieu qui PARLE, alors que les idoles ne parlent pas : le psalmiste le proclame avec ironie : « Elles (les idoles) ont une bouche et ne parlent pas… pas un son dans leur gosier. » (Ps 113)
La Genèse nous apprend que dès le commencement, la Voix de Dieu se fait entendre, et cette Voix est créatrice ; l’agir de Dieu est une Parole. Dieu PARLE : la création véritable est celle qui advient par la PAROLE ; l’être humain ne prend conscience de lui-même que lorsqu’il parle ; la Parole est constitutive ; elle suscite et elle ré-suscite.
Moïse dira aux Hébreux : « Vous n’avez vu aucune image, simplement une VOIX ». (Dt 4,15)
Ce qui sépare le Créateur de la créature, c’est le « néant » – ce qui rétablit la communication, c’est la PAROLE – la parole est créatrice et source de toute dignité. Dès les origines, l’humanité est confrontée à ce choix : la guerre ou le dialogue, et donc la capacité d’entendre.
La Parole est l’expression d’un Dieu à la recherche de l’homme, après la faute : « Adam, où es-tu ? » (Gn 3,9). « Chercheur de l’homme » est l’un des noms de Dieu. Depuis toujours, il sort de son abîme de silence et, pèlerin du relatif, il se met en voyage à la recherche d’un ami qui tend à se cacher, l’homme qui a la tenace et illusoire espérance de cacher à soi-même, aux autres et à l’Autre qui vient de loin, ses propres peurs et ses propres hontes : « J’ai entendu ton pas dans le jardin, j’ai eu peur parce que je suis nu et je me suis caché. » (Gn 3,10). Dieu cherche l’homme, comme le « sans-abri » cherche une maison, comme le sans-ami cherche une amitié. Et quand il l’a trouvée, il exulte, comme autrefois le père du fils perdu. Comme autrefois, la Madeleine devant le Bien-Aimé disparu et retrouvé. Sans repos est le Cœur de Dieu tant qu’il ne repose dans le cœur de l’homme, son humble demeure terrestre. Dans son envoyé, Dieu dit : « Nous viendrons chez lui, nous irons demeurer auprès de lui. » (Jean 14,23)
Notre Dieu est un Dieu qui fait entendre sa VOIX au plus profond des abîmes, au plus profond des ténèbres… lorsque l’homme, conscient de sa faute, se cache et se replie sur lui-même, car « sa faute est trop lourde à porter… »
Tout au long de la Bible, il nous sera donné d’entendre encore et toujours la VOIX du Seigneur : écoutons le Psaume 29 : le terme « voix » (« qol » en hébreu) répété 7 fois donne une impression de présence totale de la manifestation de Dieu – non pas comme une parole articulée – mais comme le support de la parole ; on a comparé cette répétition de « qol » au roulement du tonnerre. « Voix du Seigneur sur les eaux… voix du Seigneur qui éblouit…voix du Seigneur dans la force… » (Ps 29) Le verset central proclame : « Voix du Seigneur, elle taille des flammes de feu ! ». L’expression « flammes de feu » est extrêmement rare dans la Bible ; nous la trouvons dans l’épisode du Buisson ardent : « une flamme de feu » (Ex 3,2) et dans le Cantique des Cantiques : « L’amour… ses traits sont des flammes de feu, une flamme du Seigneur. » (Cant 8, 6). St Grégoire le Grand parle ainsi de la Voix de Dieu :
« La Voix de Dieu tonne merveilleusement, parce que, avec une force cachée, elle pénètre nos cœurs. Par des mouvements secrets, elle les presse dans la crainte, elle les modèle dans l’amour, elle leur crie en quelque sorte dans le silence qu’il faut avec ardeur le suivre. Il se produit alors dans notre esprit une irrésistible impulsion, tandis que la Voix continue d’être éloquente dans le silence. Elle est en nous d’autant plus pressante que l’oreille de notre cœur est rendue par elle plus sourde au tumulte extérieur. L’âme recueillie en elle-même admire ce que cette clameur intérieure fait entendre, et elle sent s’épancher en elle une componction qu’elle ne connaissait pas. » (Moralia in Job)

Mais cette voix a cette particularité de se faire « silence » pour rencontrer l’homme en son cœur profond… un « silence » d’une telle plénitude que Dieu devra éduquer le prophète à le reconnaître « dans un fin silence ». La voix d’un silence (demana en hébreu) subtil : le silence n’est pas vide mais rempli de la Présence divine. Dans ce silence, Elie reçoit de nouveau sa mission comme une confidence : revenir aux sources. (1 R 19,12). Quand la Parole de Dieu se fait « voix de fin silence », elle est plus efficace que jamais pour changer nos cœurs. L’ouragan du Mont Sinaï fendait les rochers, mais la parole silencieuse de Dieu est capable de briser les cœurs de pierre.

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Désert du Sinaï, Egypte. Photo: BiblePlaces

Ainsi donc, la VOIX du Seigneur a cette particularité de porter la force, la présence, l’amour à leur incandescence, à ce feu tel que les pèlerins d’Emmaüs le décriront ainsi : « Notre cœur n’était-il pas tout brûlant au-dedans de nous, quand il nous expliquait les Ecritures… (Lc 24, 32)

Il a parlé par son Fils
Le Nouveau Testament nous fait franchir une nouvelle étape :
« Après avoir à maintes reprises, et sous différentes formes, parlé jadis aux Pères par les prophètes, Dieu en ces jours qui sont les derniers, nous a parlé par le Fils qu’il a établi héritier de toutes choses, par qui aussi il a fait les siècles. Resplendissement de sa gloire, effigie de sa substance, ce Fils qui soutient l’univers par sa parole puissante… » (He 1, 1-3).
Le TEMPS et l’ESPACE atteignent leur apogée :
Le TEMPS est PLENITUDE
L’ESPACE, le VERBE fait CHAIR
En Jésus, la VOIX se fait PAROLE, et ce que nous entendons, ce n’est pas la matérialité de la voix, mais une voix qui se fait chair et qui résume en son être toutes les paroles de l’Ancien Testament. Jésus inaugure son ministère public par cette déclaration, après avoir lu un passage du livre d’Isaïe : « Aujourd’hui s’accomplit cette parole à vos oreilles. » (Luc 4,21)
La VOIX de Dieu est ce prochain proche qui nous invité à sa table, une venue sans aucun sans-gêne : « Voici, je me tiens à la porte et je frappe ; si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui pour souper, moi près de lui et lui près de moi. » (Ap 3, 20)
Dieu se tient devant la porte, il n’en franchit pas le seuil sans une explicite invitation à entrer. Il se tient devant elle, retirant ses chaussures, comme Moïse au Buisson ardent, car la conscience de l’homme est infranchissable et inviolable.
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Le buisson ardent, Marc Chagall

Et quand il n’est pas reconnu et accueilli, Dieu passe outre, reprenant son chemin, comme celui qui pleure sur sa ville bien-aimée qui n’a pas compris le temps de sa visite : « Tu n’as pas reconnu le temps où tu fus visitée ! » (Lc 19,44).

Dieu qui traverse nos vies, sans jamais hausser le ton et jamais n’éteint ni ne brise le roseau froissé : « Il ne brisera pas le roseau froissé. » (Mt 12,20)
Dieu qui, en Jésus, proclame sur la croix sa soif de nous rencontrer : « J’ai soif ! ». Soif de trouver en nos cœurs l’Esprit du Père, cri de son Amour pour nous. Lui qui a fait connaître aux hommes le lieu où puiser l’eau vive qui étanche toute soif, meurt en criant sa soif ! La mort de Jésus sur la croix nous donne d’entendre la dernière parole du Verbe fait chair. La Parole s’est faite chair, la chair se fait Parole.
Mise au tombeau : nous avons réduit Dieu au silence, nous avons mis la Parole au tombeau… La Parole se fait silence… « Le Père n’a dit qu’une Parole : son Fils. Il la dit toujours dans le silence, un silence sans fin. » (St Jean de la Croix) Cependant, c’est au plus profond des abîmes que le Christ va rechercher Adam le premier homme et l’appelle : « Eveille-toi, ô toi qui dors, relève-toi d’entre les morts, sois illuminé ! »
La mort n’est pas le dernier mot de notre existence. Dieu nous rejoint lorsque la mort nous tient enfermés dans notre désolation. Ainsi Dieu se fait reconnaître en Jésus lorsqu’il nous appelle par notre nom, telle Marie-Madeleine au jardin : « Marie ! », du nom nouveau que seul Jésus connaît.
L’aujourd’hui de la Parole
Le premier « aujourd’hui » solennel se trouve dans le livre de l’Exode lorsque Dieu promet de conclure une Alliance bilatérale avec son peuple ; du haut de la montagne, Dieu s’adresse à Moïse :
« Aujourd’hui, si vous écoutez ma voix et gardez mon alliance, je vous tiendrai pour mon bien propre parmi tous les peuples. » (Ex 19, 5)

Comment accéder à cet « aujourd’hui » ? En hébreu, le mot « teha » signifie à la fois « mot » et « boîte ». Chaque mot de l’Ecriture est donc une « boîte » qu’il faut ouvrir avec impatience et émerveillement. L’exégèse est donc une ouverture permanente : ouverture de la lettre et découverte du sens, ouverture de la lettre à l’Esprit, ouverture de notre vie à la Parole ; ainsi de découverte en découverte, nous allons jusqu’à la Source, nous devenons contemporains de la Parole : « Seigneur, à qui irions-nous ? tu as les paroles de la Vie éternelle ! » (Jn 6, 68) Pour nous, qui avons reçu dans le Verbe fait chair la plénitude de la Révélation, lorsque nous lisons l’Ecriture, nous accédons jusqu’à cet Aujourd’hui éternel dans lequel le Père engendre son unique Parole, son Fils.

Le Christ, Parole incarnée du Père

Reprenons le premier verset du chapitre 1 de la lettre aux Hébreux : « Après avoir, à maintes reprises et sous maintes formes, parlé jadis aux Pères par les prophètes, Dieu, en ces jours qui sont les derniers, nous a parlé par le Fils… » Nous comprenons que, désormais, une ère nouvelle et définitive est arrivée : par l’Incarnation du Fils de Dieu, « l’éternité s’est faite temporalité et le temps humain s’est fait éternité » (U. von Balthasar) ; et d’autre part, est annoncé en ce verset ce que le Père de Lubac a qualifié par cette expression : « le VERBE ABREGE », les paroles éparses, disséminées dans l’Ancien Testament sont reprises, assumées, accomplies en une seule PERSONNE, le FILS du PERE. Ainsi, la Bible n’est pas la religion du « livre », elle est la religion de la « PERSONNE ».
Jésus inaugure son ministère public par cette affirmation : « Aujourd’hui se trouve ACCOMPLIE cette Ecriture à vos oreilles. » (Lc 4,21) Que veut signifier Jésus par ce verbe « accomplir » ? Jésus signifie que par sa naissance, sa mort et sa résurrection, Il transforme dans sa chair les promesses de l’Ancien Testament en réalités. « Le Christ Jésus, rappelle le Père H. de Lubac, « opère l’unité de l’Ecriture parce qu’il en est la fin et la plénitude. Tout y a rapport à lui. Il en est, finalement, le seul Objet. Il en est donc, peut-on dire, toute l’exégèse. » (H. de LUBAC, Exégèse médiévale) Saint Jean nous le dit dans le Prologue de son évangile : « Nul n’a jamais vu Dieu, le Fils unique qui est tourné vers le sein du Père, lui, en a fait l’exégèse. » (Jean 1,18) Si bien, qu’« ignorer les Écritures, c’est ignorer le Christ » (Saint Jérôme).
La démarche des Pèlerins d’Emmaüs nous donne à voir combien le Christ est vraiment l’accomplissement des Ecritures, et combien il est la seule Clef de compréhension des Ecritures et des événements.

Relisons ce passage : « Leurs yeux étaient empêchés de le voir » (Luc 24,16) – deux hommes enfermés dans leur rêve de toute-puissance… Jésus se donne à VOIR, non pas une apparition, mais un itinéraire à parcourir pour découvrir une PERSONNE. Sinon, c’est la fuite en avant lorsque l’on ne sait pas lire l’événement. (v. 13) « Jésus leur dit : « Quelles choses ? » Jésus invite au mémorial, qui, seul permet de lire l’événement – sinon l’espérance est morte : « Nous espérions… » (v. 21) C’est la Parole qui éclaire l’histoire. Après l’événement en « paroles » (« il leur interpréta dans toute l’Ecriture tout ce qui le concernait » v. 27), fait suite l’événement en « gestes » : « ayant pris le pain, il le bénit, et l’ayant rompu, il le leur donna » (v. 30). « Alors leurs yeux s’ouvrirent, et ils le reconnurent » (v. 31). Le chrétien – comme les pèlerins d’Emmaüs – découvre qu’il doit habiter deux lieux : le lieu de la PAROLE et le lieu de la FRACTION du PAIN.

Faire Église, c’est partager la Parole
Il nous faut donc « écouter » un Dieu qui nous « parle », le rencontrer et se laisser transformer par Jésus, le Christ, Parole faite chair…mais il faut ajouter cette dimension essentielle : le « partage » de la Parole.
Depuis Abraham, nous savons que la Voix de Dieu est « convocation » (qal en hébreu, ecclesia en grec), elle est rassemblement ; c’est elle qui nous fait sortir de l’anonymat, de l’isolement ; c’est en répondant à cette « convocation » commune que les hommes s’éprouvent en « communion » les uns avec les autres. Il y va donc de notre identité chrétienne (écouter la Parole, la garder) et de notre identité ecclésiale (la partager en église domestique), car il s’agit de « faire église ».
Il n’est donc pas « facultatif » de méditer l’Ecriture… il n’est pas « facultatif » de la partager entre frères et sœurs…
Ce partage de la Parole (comme les pèlerins d’Emmaüs) nous enracine dans la vie théologale : la Parole de l’Ecriture nous révèle Jésus-Christ, auteur de notre Foi, elle nous situe au milieu de nos frères et sœurs, dans une démarche de charité, elle ouvre l’horizon infini de l’espérance, car « l’Ecriture grandit quand on la partage ».

Sr. Marie-Christophe Maillard

Se mettre à l’écoute de l’Écriture

Si les événements bibliques sont exprimés dans une langue qui n’a pas de temps, ce fait ne nous invite-t-il pas à y chercher du sens ? « Ce n’est pas avec nos Pères que le Seigneur a conclu cette Alliance, mais avec nous, nous qui sommes aujourd’hui tous vivants. » (Dt 5,3). Pour la foi juive, toutes les générations du peuple d’Israël se trouvaient au pied du Sinaï lors du don de la Torah, et pas seulement celles qui venaient de sortir d’Egypte. Cela est rappelé au cours du repas pascal : « A chaque génération, chacun doit se considérer comme s’il était lui-même sorti d’Egypte. » (Michna Pesahim). Par-delà l’histoire d’un peuple, ce qui est relaté dans la Bible, c’est l’Histoire de l’humanité-avec-Dieu (Ex 3,12-14), la révélation de l’homme de ce qu’il est : partenaire du Dieu vivant.

« 12 Dieu dit : “Je serai avec toi, et voici le signe qui te montrera que c’est moi qui t’ai envoyé. Quand tu feras sortir le peuple d’Égypte, vous servirez Dieu sur cette montagne.” 13 Moïse dit à Dieu : “Voici, je vais trouver les Israélites et je leur dis : Le Dieu de vos pères m’a envoyé vers vous. Mais s’ils me disent : Quel est son nom ? Que leur dirai-je ?” 14 Dieu dit à Moïse : “Je suis celui qui est.” Et il dit : “Voici ce que tu diras aux Israélites : Je suis m’a envoyé vers vous.” » (Ex 3,12‑14)

Car la Bible hébraïque est destinée à l’humanité entière. Livre de mémoire, en faisant l’inventaire des comportements de l’homme vis-à-vis de Dieu comme vis-à-vis de ses semblables elle permet à chacun de lire et de relire la trame de son existence. A son miroir, tout homme peut découvrir son propre visage et surtout connaître le chemin à suivre. La « forme inaccomplie » de l’hébreu annonce ce qui est déjà « accompli », et « l’accompli », ce qui reste à accomplir dans chaque existence.

Découvrir que notre Dieu est un Dieu qui « parle »
Il n’est pas indifférent que la Genèse ouvre la Bible : laissons-nous surprendre une fois encore par le chapitre 1, liturgie cosmique, véritable porche d’une cathédrale… Un refrain qui revient à 10 reprises rythme ce joyau : « et Dieu DIT… » Notre Dieu, le Dieu des chrétiens est un Dieu qui PARLE, alors que les idoles ne parlent pas : le psalmiste le proclame avec ironie : « Elles (les idoles) ont une bouche et ne parlent pas… pas un son dans leur gosier. » (Ps 113)
La Genèse nous apprend que dès le commencement, la Voix de Dieu se fait entendre, et cette Voix est créatrice ; l’agir de Dieu est une Parole. Dieu PARLE : la création véritable est celle qui advient par la PAROLE ; l’être humain ne prend conscience de lui-même que lorsqu’il parle ; la Parole est constitutive ; elle suscite et elle ré-suscite.
Moïse dira aux Hébreux : « Vous n’avez vu aucune image, simplement une VOIX ». (Dt 4,15)
Ce qui sépare le Créateur de la créature, c’est le « néant » – ce qui rétablit la communication, c’est la PAROLE – la parole est créatrice et source de toute dignité. Dès les origines, l’humanité est confrontée à ce choix : la guerre ou le dialogue, et donc la capacité d’entendre.
La Parole est l’expression d’un Dieu à la recherche de l’homme, après la faute : « Adam, où es-tu ? » (Gn 3,9). « Chercheur de l’homme » est l’un des noms de Dieu. Depuis toujours, il sort de son abîme de silence et, pèlerin du relatif, il se met en voyage à la recherche d’un ami qui tend à se cacher, l’homme qui a la tenace et illusoire espérance de cacher à soi-même, aux autres et à l’Autre qui vient de loin, ses propres peurs et ses propres hontes : « J’ai entendu ton pas dans le jardin, j’ai eu peur parce que je suis nu et je me suis caché. » (Gn 3,10). Dieu cherche l’homme, comme le « sans-abri » cherche une maison, comme le sans-ami cherche une amitié. Et quand il l’a trouvée, il exulte, comme autrefois le père du fils perdu. Comme autrefois, la Madeleine devant le Bien-Aimé disparu et retrouvé. Sans repos est le Cœur de Dieu tant qu’il ne repose dans le cœur de l’homme, son humble demeure terrestre. Dans son envoyé, Dieu dit : « Nous viendrons chez lui, nous irons demeurer auprès de lui. » (Jean 14,23)
Notre Dieu est un Dieu qui fait entendre sa VOIX au plus profond des abîmes, au plus profond des ténèbres… lorsque l’homme, conscient de sa faute, se cache et se replie sur lui-même, car « sa faute est trop lourde à porter… »
Tout au long de la Bible, il nous sera donné d’entendre encore et toujours la VOIX du Seigneur : écoutons le Psaume 29 : le terme « voix » (« qol » en hébreu) répété 7 fois donne une impression de présence totale de la manifestation de Dieu – non pas comme une parole articulée – mais comme le support de la parole ; on a comparé cette répétition de « qol » au roulement du tonnerre. « Voix du Seigneur sur les eaux… voix du Seigneur qui éblouit…voix du Seigneur dans la force… » (Ps 29) Le verset central proclame : « Voix du Seigneur, elle taille des flammes de feu ! ». L’expression « flammes de feu » est extrêmement rare dans la Bible ; nous la trouvons dans l’épisode du Buisson ardent : « une flamme de feu » (Ex 3,2) et dans le Cantique des Cantiques : « L’amour… ses traits sont des flammes de feu, une flamme du Seigneur. » (Cant 8, 6). St Grégoire le Grand parle ainsi de la Voix de Dieu :
« La Voix de Dieu tonne merveilleusement, parce que, avec une force cachée, elle pénètre nos cœurs. Par des mouvements secrets, elle les presse dans la crainte, elle les modèle dans l’amour, elle leur crie en quelque sorte dans le silence qu’il faut avec ardeur le suivre. Il se produit alors dans notre esprit une irrésistible impulsion, tandis que la Voix continue d’être éloquente dans le silence. Elle est en nous d’autant plus pressante que l’oreille de notre cœur est rendue par elle plus sourde au tumulte extérieur. L’âme recueillie en elle-même admire ce que cette clameur intérieure fait entendre, et elle sent s’épancher en elle une componction qu’elle ne connaissait pas. » (Moralia in Job)

Mais cette voix a cette particularité de se faire « silence » pour rencontrer l’homme en son cœur profond… un « silence » d’une telle plénitude que Dieu devra éduquer le prophète à le reconnaître « dans un fin silence ». La voix d’un silence (demana en hébreu) subtil : le silence n’est pas vide mais rempli de la Présence divine. Dans ce silence, Elie reçoit de nouveau sa mission comme une confidence : revenir aux sources. (1 R 19,12). Quand la Parole de Dieu se fait « voix de fin silence », elle est plus efficace que jamais pour changer nos cœurs. L’ouragan du Mont Sinaï fendait les rochers, mais la parole silencieuse de Dieu est capable de briser les cœurs de pierre.

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Désert du Sinaï, Egypte. Photo: BiblePlaces

Ainsi donc, la VOIX du Seigneur a cette particularité de porter la force, la présence, l’amour à leur incandescence, à ce feu tel que les pèlerins d’Emmaüs le décriront ainsi : « Notre cœur n’était-il pas tout brûlant au-dedans de nous, quand il nous expliquait les Ecritures… (Lc 24, 32)

Il a parlé par son Fils
Le Nouveau Testament nous fait franchir une nouvelle étape :
« Après avoir à maintes reprises, et sous différentes formes, parlé jadis aux Pères par les prophètes, Dieu en ces jours qui sont les derniers, nous a parlé par le Fils qu’il a établi héritier de toutes choses, par qui aussi il a fait les siècles. Resplendissement de sa gloire, effigie de sa substance, ce Fils qui soutient l’univers par sa parole puissante… » (He 1, 1-3).
Le TEMPS et l’ESPACE atteignent leur apogée :
Le TEMPS est PLENITUDE
L’ESPACE, le VERBE fait CHAIR
En Jésus, la VOIX se fait PAROLE, et ce que nous entendons, ce n’est pas la matérialité de la voix, mais une voix qui se fait chair et qui résume en son être toutes les paroles de l’Ancien Testament. Jésus inaugure son ministère public par cette déclaration, après avoir lu un passage du livre d’Isaïe : « Aujourd’hui s’accomplit cette parole à vos oreilles. » (Luc 4,21)
La VOIX de Dieu est ce prochain proche qui nous invité à sa table, une venue sans aucun sans-gêne : « Voici, je me tiens à la porte et je frappe ; si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui pour souper, moi près de lui et lui près de moi. » (Ap 3, 20)
Dieu se tient devant la porte, il n’en franchit pas le seuil sans une explicite invitation à entrer. Il se tient devant elle, retirant ses chaussures, comme Moïse au Buisson ardent, car la conscience de l’homme est infranchissable et inviolable.
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Le buisson ardent, Marc Chagall

Et quand il n’est pas reconnu et accueilli, Dieu passe outre, reprenant son chemin, comme celui qui pleure sur sa ville bien-aimée qui n’a pas compris le temps de sa visite : « Tu n’as pas reconnu le temps où tu fus visitée ! » (Lc 19,44).

Dieu qui traverse nos vies, sans jamais hausser le ton et jamais n’éteint ni ne brise le roseau froissé : « Il ne brisera pas le roseau froissé. » (Mt 12,20)
Dieu qui, en Jésus, proclame sur la croix sa soif de nous rencontrer : « J’ai soif ! ». Soif de trouver en nos cœurs l’Esprit du Père, cri de son Amour pour nous. Lui qui a fait connaître aux hommes le lieu où puiser l’eau vive qui étanche toute soif, meurt en criant sa soif ! La mort de Jésus sur la croix nous donne d’entendre la dernière parole du Verbe fait chair. La Parole s’est faite chair, la chair se fait Parole.
Mise au tombeau : nous avons réduit Dieu au silence, nous avons mis la Parole au tombeau… La Parole se fait silence… « Le Père n’a dit qu’une Parole : son Fils. Il la dit toujours dans le silence, un silence sans fin. » (St Jean de la Croix) Cependant, c’est au plus profond des abîmes que le Christ va rechercher Adam le premier homme et l’appelle : « Eveille-toi, ô toi qui dors, relève-toi d’entre les morts, sois illuminé ! »
La mort n’est pas le dernier mot de notre existence. Dieu nous rejoint lorsque la mort nous tient enfermés dans notre désolation. Ainsi Dieu se fait reconnaître en Jésus lorsqu’il nous appelle par notre nom, telle Marie-Madeleine au jardin : « Marie ! », du nom nouveau que seul Jésus connaît.
L’aujourd’hui de la Parole
Le premier « aujourd’hui » solennel se trouve dans le livre de l’Exode lorsque Dieu promet de conclure une Alliance bilatérale avec son peuple ; du haut de la montagne, Dieu s’adresse à Moïse :
« Aujourd’hui, si vous écoutez ma voix et gardez mon alliance, je vous tiendrai pour mon bien propre parmi tous les peuples. » (Ex 19, 5)

Comment accéder à cet « aujourd’hui » ? En hébreu, le mot « teha » signifie à la fois « mot » et « boîte ». Chaque mot de l’Ecriture est donc une « boîte » qu’il faut ouvrir avec impatience et émerveillement. L’exégèse est donc une ouverture permanente : ouverture de la lettre et découverte du sens, ouverture de la lettre à l’Esprit, ouverture de notre vie à la Parole ; ainsi de découverte en découverte, nous allons jusqu’à la Source, nous devenons contemporains de la Parole : « Seigneur, à qui irions-nous ? tu as les paroles de la Vie éternelle ! » (Jn 6, 68) Pour nous, qui avons reçu dans le Verbe fait chair la plénitude de la Révélation, lorsque nous lisons l’Ecriture, nous accédons jusqu’à cet Aujourd’hui éternel dans lequel le Père engendre son unique Parole, son Fils.

Le Christ, Parole incarnée du Père

Reprenons le premier verset du chapitre 1 de la lettre aux Hébreux : « Après avoir, à maintes reprises et sous maintes formes, parlé jadis aux Pères par les prophètes, Dieu, en ces jours qui sont les derniers, nous a parlé par le Fils… » Nous comprenons que, désormais, une ère nouvelle et définitive est arrivée : par l’Incarnation du Fils de Dieu, « l’éternité s’est faite temporalité et le temps humain s’est fait éternité » (U. von Balthasar) ; et d’autre part, est annoncé en ce verset ce que le Père de Lubac a qualifié par cette expression : « le VERBE ABREGE », les paroles éparses, disséminées dans l’Ancien Testament sont reprises, assumées, accomplies en une seule PERSONNE, le FILS du PERE. Ainsi, la Bible n’est pas la religion du « livre », elle est la religion de la « PERSONNE ».
Jésus inaugure son ministère public par cette affirmation : « Aujourd’hui se trouve ACCOMPLIE cette Ecriture à vos oreilles. » (Lc 4,21) Que veut signifier Jésus par ce verbe « accomplir » ? Jésus signifie que par sa naissance, sa mort et sa résurrection, Il transforme dans sa chair les promesses de l’Ancien Testament en réalités. « Le Christ Jésus, rappelle le Père H. de Lubac, « opère l’unité de l’Ecriture parce qu’il en est la fin et la plénitude. Tout y a rapport à lui. Il en est, finalement, le seul Objet. Il en est donc, peut-on dire, toute l’exégèse. » (H. de LUBAC, Exégèse médiévale) Saint Jean nous le dit dans le Prologue de son évangile : « Nul n’a jamais vu Dieu, le Fils unique qui est tourné vers le sein du Père, lui, en a fait l’exégèse. » (Jean 1,18) Si bien, qu’« ignorer les Écritures, c’est ignorer le Christ » (Saint Jérôme).
La démarche des Pèlerins d’Emmaüs nous donne à voir combien le Christ est vraiment l’accomplissement des Ecritures, et combien il est la seule Clef de compréhension des Ecritures et des événements.

Relisons ce passage : « Leurs yeux étaient empêchés de le voir » (Luc 24,16) – deux hommes enfermés dans leur rêve de toute-puissance… Jésus se donne à VOIR, non pas une apparition, mais un itinéraire à parcourir pour découvrir une PERSONNE. Sinon, c’est la fuite en avant lorsque l’on ne sait pas lire l’événement. (v. 13) « Jésus leur dit : « Quelles choses ? » Jésus invite au mémorial, qui, seul permet de lire l’événement – sinon l’espérance est morte : « Nous espérions… » (v. 21) C’est la Parole qui éclaire l’histoire. Après l’événement en « paroles » (« il leur interpréta dans toute l’Ecriture tout ce qui le concernait » v. 27), fait suite l’événement en « gestes » : « ayant pris le pain, il le bénit, et l’ayant rompu, il le leur donna » (v. 30). « Alors leurs yeux s’ouvrirent, et ils le reconnurent » (v. 31). Le chrétien – comme les pèlerins d’Emmaüs – découvre qu’il doit habiter deux lieux : le lieu de la PAROLE et le lieu de la FRACTION du PAIN.

Faire Église, c’est partager la Parole
Il nous faut donc « écouter » un Dieu qui nous « parle », le rencontrer et se laisser transformer par Jésus, le Christ, Parole faite chair…mais il faut ajouter cette dimension essentielle : le « partage » de la Parole.
Depuis Abraham, nous savons que la Voix de Dieu est « convocation » (qal en hébreu, ecclesia en grec), elle est rassemblement ; c’est elle qui nous fait sortir de l’anonymat, de l’isolement ; c’est en répondant à cette « convocation » commune que les hommes s’éprouvent en « communion » les uns avec les autres. Il y va donc de notre identité chrétienne (écouter la Parole, la garder) et de notre identité ecclésiale (la partager en église domestique), car il s’agit de « faire église ».
Il n’est donc pas « facultatif » de méditer l’Ecriture… il n’est pas « facultatif » de la partager entre frères et sœurs…
Ce partage de la Parole (comme les pèlerins d’Emmaüs) nous enracine dans la vie théologale : la Parole de l’Ecriture nous révèle Jésus-Christ, auteur de notre Foi, elle nous situe au milieu de nos frères et sœurs, dans une démarche de charité, elle ouvre l’horizon infini de l’espérance, car « l’Ecriture grandit quand on la partage ».

Sr. Marie-Christophe Maillard