Un témoignage précieux sur la relation entre le royaume de Moab et le royaume d’Israël au 9ème siècle av. J.c.
La stèle a été découverte à Dhiban (l’antique Dibôn), en Jordanie, sur la rive orientale de la mer Morte. Elle se caractérise par sa forme cintrée et l’absence de représentation figurée, une exception parmi les stèles du Proche-Orient ancien. Le texte compte 34 lignes qui se lisent de droite à gauche, dans un alphabet semblable au phénicien ancien et qui annonce déjà l’écriture des inscriptions hébraïques du VIIIe siècle. Le texte comporte une particularité : les mots sont séparés par des points avec des barres de ponctuation en fin de phrases. Le dialecte est peu différent du phénicien de Byblos, et est très voisin du paléo-hébreu. Le texte raconte la victoire du roi de Moab, appelé Mesha, et de son dieu Kemosh contre Omri, roi d’Israël, et son dieu Yhwh.
La stèle a rapidement retenu l’attention des épigraphistes à cause des noms propres qui y sont inscrits. En plus de la mention de Moab, on retrouve six fois le nom d’Israël et c’est la plus ancienne attestation en épigraphie ouest-sémitique. Le tétragramme YHWH apparaît au début de la ligne 18. Il s’agit de l’attestation la plus ancienne à ce jour de la forme longue (YHWH – 4 consonnes – contre les formes courtes comme Ya – deux consonnes YH – ou Yaho – 3 consonnes YHW-).
On retrouve également deux fois le nom du roi Omri (le seul roi d’Israël mentionné explicitement sur la stèle) et une fois celui de la tribu de Gad. La présence de tous ces noms propres en fait un document exceptionnel pour éclairer un volet de l’histoire d’Israël. L’intérêt de ce texte est de trouver des parallèles proches dans l’histoire deutéronomiste (2 R 3,1-27).
Texte figurant sur la stèle de Mésha
1 C’est moi, Mesha, fils de Kamosh(gad), roi de Moab,
2 le Dibonite. Mon père a régné trente ans sur Moab et moi, j’ai régné
3 après mon père. J’ai construit ce sanctuaire pour Kamosh de Qerihoh, (sanctuaire)
4 de salut car il m’a sauvé de tous les agresseurs et il m’a fait me réjouir de tous mes ennemis. Omri
5 fut roi d’Israël et opprima Moab pendant de longs jours, car Kamosh était irrité contre
6 son pays. Son fils lui succéda et lui aussi il dit : « J’opprimerai Moab ». De mes jours, il a parlé (ainsi),
7 mais je me suis réjoui contre lui et contre sa maison. Israël a été ruiné à jamais. Omri s’était emparé
8 du pays de Madaba et (Israël) y demeura pendant son règne et une partie du règne de son fils, à savoir quarante ans :
9 mais de mon temps Kamosh l’a habité. J’ai bâti Ba’al-Me’on et j’y fis le réservoir, et j’ai construit
10 Qiryatan. L’homme de Gad demeurait dans le pays d’Atarot depuis longtemps, et le roi
11 d’Israël avait construit « Atarot pour lui-même. J’attaquai la ville et je la pris. Je tuai tout le peuple de la ville
12 pour réjouir Kamosh et Moab. J’emportai de là l’autel de Dodoh
13 et je le traînai devant la face de Kamosh à Qeriyot où je fis demeurer l’homme de Saron et celui de Maharot.
14 Et Kamosh me dit : « Va, prends Neboh à Israël ». J’allai
15 de nuit et je l’attaquai depuis le lever du jour jusqu’à midi.
16 Je la pris et je tuai tout, à savoir sept mille hommes et garçons, femmes, filles et concubines
17 parce que je les avais voués à « Ashtar-Kamosh. J’emportai de là
18 les vases de Yahwé et je les traînai devant la face de Kamosh. Le roi d’Israël avait bâti
19 Yahas et il y demeura lors de sa campagne contre moi. Kamosh le chassa de devant moi.
20 Je pris deux cents hommes de Moab, tous ses chefs, et j’attaquai Yahas et je la pris
21 pour l’annexer à Dibon. J’ai construit Qerihoh, le mur du parc et celui de l’acropole,
22 j’ai construit ses portes et ses tours.
23 J’ai bâti le palais royal et j’ai fait les murs de revêtement du réservoir pour les eaux, au milieu de la ville.
24 Or, il n’y avait pas de citerne à l’intérieur de la ville, à Qerihoh, et je le dis à tout le peuple : « Faites-vous
25 chacun une citerne dans votre maison ». J’ai fait creuser les fossés (autour) de Qerihoh
26 par les prisonniers d’Israël. J’ai construit Aro’er et j’ai fait la route de l’Arnon.
27 J’ai construit Bet-Bamot, car elle était détruite. J’ai construit Bosor, car elle était en ruine,
28 avec cinquante hommes de Dibon, car tout Dibon m’était soumis.
29 J’ai régné… cent avec les villes que j’ai ajoutées au pays. J’ai construit…
30 Madaba, Bet-Diblatan et Bet-Ba’al-Me’on. J’ai élevé là…
31 troupeaux du pays. Et Horonan où demeurait…
32 Et Kamosh me dit : « Descends et combats contre Horonan ». J’allai
33 (et je combattis contre la ville et je la pris ; et) Kamosh y (demeura) sous mon règne…
34 de là… C’est moi qui.. »
Episode correspondant dans la bible (2 Rois 3,1-27)
1 Yoram, fils d’Akhab, devint roi sur Israël à Samarie la dix-huitième année de Josaphat, roi de Juda, et il régna douze ans. 2 Il fit ce qui est mal aux yeux du Seigneur, non toutefois comme son père et sa mère, car il fit disparaître la stèle du Baal que son père avait érigée. 3 Cependant il demeura attaché au péché que Jéroboam, fils de Nevath, avait fait commettre à Israël ; il ne s’en écarta pas. 4 Mésha, roi de Moab, était éleveur de troupeaux ; il payait au roi d’Israël une redevance de cent mille agneaux et de cent mille béliers laineux. 5 Or, à la mort d’Akhab, le roi de Moab se révolta contre le roi d’Israël. 6 Le roi Yoram sortit aussitôt de Samarie et passa en revue tout Israël. 7 Puis il partit et envoya dire à Josaphat, roi de Juda : “Le roi de Moab s’est révolté contre moi. Veux-tu venir avec moi pour combattre Moab ?” Il répondit : “Je monterai ; il en sera de moi comme de toi, de mon peuple comme de ton peuple, de mes chevaux comme de tes chevaux.” 8 Il ajouta : “Par quelle route monterons-nous ?” Il répondit : “Par la route du désert d’Édom.” 9 Le roi d’Israël, le roi de Juda et le roi d’Édom se mirent en route. Ils firent le parcours en sept jours, puis l’eau manqua aussi bien pour la troupe que pour les bêtes de somme qui suivaient. 10 Le roi d’Israël dit : “Ah ! le Seigneur a certainement convoqué ces trois rois pour les livrer aux mains de Moab.” 11 Josaphat dit : “N’y a-t-il pas ici de prophète de YHWH, par qui nous puissions consulter YHWH ?” Un des serviteurs du roi d’Israël prit la parole et dit : “Il y a ici Elisée, fils de Shafath, qui versait l’eau sur les mains d’Elie.” 12 Josaphat dit : “La parole du Seigneur est avec lui.” Le roi d’Israël ainsi que Josaphat et le roi d’Édom descendirent vers lui. 13 Elisée dit au roi d’Israël: “Qu’y a-t-il entre moi et toi ? Va trouver les prophètes de ton père et les prophètes de ta mère.” Le roi d’Israël lui répondit : “Non, car le Seigneur a certainement convoqué ces trois rois pour les livrer aux mains de Moab.”
14 Elisée dit : “Par la vie de YHWH, le tout-puissant que je sers, si je n’avais des égards pour Josaphat, roi de Juda, je ne te prêterais aucune attention, je ne te regarderais pas ! 15 A présent, amenez-moi un musicien !” Tandis que le musicien jouait, la main de YHWH fut sur Elisée. 16 Il dit : “Ainsi parle YHWH : Qu’on creuse des fosses en grand nombre dans ce ravin ! 17 Ainsi parle YHWH : Vous ne verrez pas de vent, vous ne verrez pas de pluie, et pourtant ce ravin se remplira d’eau et vous pourrez boire, vous, vos troupeaux et vos bêtes de somme. 18 Cela sera peu de chose aux yeux du Seigneur : il livrera Moab entre vos mains. 19 Vous détruirez toutes les villes fortifiées et toutes les villes importantes ; vous abattrez tous les arbres fruitiers ; vous comblerez toutes les sources ; vous dévasterez toutes les terres cultivées, en y jetant des pierres.” 20 Au matin, à l’heure de l’offrande, de l’eau se mit à couler venant d’Édom et le pays fut rempli d’eau. 21 Tous les Moabites avaient appris que les rois étaient montés pour combattre contre eux : on avait convoqué tous ceux qui pouvaient ceindre le baudrier et tous ceux qui en avaient passé l’âge, et ils avaient pris position sur la frontière. 22 Au matin donc, quand ils se levèrent et que le soleil brillait sur les eaux, les Moabites virent devant eux les eaux rouges comme du sang. 23 Ils dirent : “C’est du sang ! Certainement les rois se sont battus à coups d’épée ; ils se sont frappés l’un l’autre. Maintenant, Moab, au pillage !” 24 Ils s’approchèrent du camp d’Israël. Alors les Israélites surgirent et frappèrent les Moabites qui prirent la fuite devant eux ; ils pénétrèrent en Moab et le frappèrent. 25 Ils démolissaient les villes, ils jetaient chacun sa pierre dans toutes les terres cultivées et les en remplissaient, ils comblaient toutes les sources, ils abattaient tous les arbres fruitiers ; il ne resta finalement que les murailles de Qir-Harèseth, que les porteurs de fronde encerclèrent et frappèrent. 26 Quand le roi de Moab vit que la bataille était perdue pour lui, il prit avec lui sept cents hommes portant l’épée pour faire une percée vers le roi d’Édom mais ceux-ci échouèrent. 27 Il prit alors son fils premier-né, qui devait régner à sa place, et l’offrit en holocauste sur la muraille. Il y eut un grand courroux contre les Israélites qui décampèrent de chez lui et retournèrent dans leur pays. (2 R 3, 1‑27)
Similitudes et divergences entre les deux textes
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Les deux textes s’accordent sur les causes du conflit qui oppose Mesha de Moab à Israël : Moab était jusque là soumis à Israël, et se révolte à la mort d’Achab. Pour le reste, le parallèle n’est qu’illusoire. La stèle de Mesha, outre l’activité d’administration et de construction du roi qu’ignore l’Ancien Testament, relate plusieurs campagnes militaires qui ont dû s’étendre sur plusieurs années, tandis que l’Ancien Testament ne parle que d’une unique campagne menée par une coalition d’Israël, Juda et Edom, contre Moab, au cours de laquelle fut détruite une cité (Kir-Haréseth), et qui se conclut par l’échec du siège de la ville royale de Mesha (non nommée).
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Les noms de villes et autres toponymes mentionnés sur la stèle de Mesha donnent une idée de l’étendue de son royaume. On y trouve Madaba, Dibon, le Nébo (villes et sites au sud d’Amman, en Jordanie). La route de l’Arnon est le passage du wadi Mujib qui met en communication le plateau de Madaba et Dibon avec celui de Moab (région de Rabba et de Kérak).
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On voit également que le rôle de la divinité tutélaire est assez similaire dans les deux textes (Kemosh en Moab, Yhwh pour Israël). La victoire dépend de l’engagement de la divinité envers son peuple.
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Les règnes d’Omri et d’Achab
Omri et son fils Achab ont régné sur Israël au 9ème siècle avant notre ère. Il est probable que le début du règne de Kamoshyat (circa 885-855), roi de Moab mentionné au début de l’inscription, coïncide avec celui d’Omri. La Bible nous dit de ce dernier qu’il était le chef de l’armée (1 R 16,16) avant son accession au trône, mais elle ne parle pas de ses campagnes militaires. La stèle de Mésha comble cette lacune : Omri « opprima » Moab de nombreux jours (ligne 5) et il prit « possession » du pays de Mâdabâ (lignes 7-8).
Le nom d’Achab n’apparaît pas sur la stèle. Certains spécialistes pensent que cette omission est intentionnelle. Le nom d’Achab est évoqué quand on parle du fils d’Omri qui a maintenu la même politique d’oppression sur Moab (ligne 9). Le roi de Moab a sans doute voulu taire le nom d’Achab à cause du tribut qu’il dû payer au roi israélite (voir 2 R 3,4); la stèle voulait honorer le nom de Mésha, pas celui d’un ennemi!
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Les règnes d’Ochozias et de Joram
Le court règne d’Ochozias (853-852) n’est pas suggéré par la stèle, ni même celui de Joram (852-841). Mais ils sont peut-être visés à la ligne 7 quand on mentionne de la maison (dynastie) d’Omri. C’est sous le règne de ces rois que Mésha cessa de verser un tribut à Israël (2 R 3,5). Et c’est sous le règne de Joram que la tradition biblique situe une campagne militaire (2 R 3,5-27) pour rétablir l’assujettissement de Moab.
Le texte de la stèle moabite appartient au genre des « inscriptions commémoratives » qui rappelle les hauts faits d’un souverain. Seuls les événements glorieux, les constructions monumentales et les grands travaux publics sont retenus. Il n’est donc pas étonnant qu’un épisode dramatique pour Moab comme la campagne militaire israélite n’ait pas été retenu.
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Le règne de Jéhu
Comme les rois précédents, Jéhu (841-814) n’est pas mentionné sur la stèle. Mais les victoires militaires du roi moabite décrites succinctement sur la stèle ont été accomplies sous le règne de ce roi israélite. En 841, Jéhu dut se soumettre à la puissance assyrienne et n’arrivait plus à contrer les attaques araméennes (voir 2 R 10,32-33). Ce sont probablement ces événements qui sont évoqués quand on lit sur la stèle : « Et Israël fut ruiné à jamais » (ligne 7). Mésha profita du déclin du royaume d’Israël pour reprendre les territoires et les villes annexés par son ennemi. Il va même jusqu’à étendre son territoire en prenant une ville israélite comme Nébôh et en exterminant toute la population (ligne 11) pour annexer le territoire de manière permanente.