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Les Actes des apôtres ou les débuts de l'Église

Face à certains récits bibliques qui ont une dimension incontestablement féerique ou imaginaire – tel que celui de Jonas survivant à la tempête en restant dans le ventre d’une baleine pendant trois jours ou encore le récit de Genèse 3 où on apprend qu’avoir mangé un fruit serait la cause du mystère du mal -, bref lorsque nous nous trouvons devant ce type de textes, nous sommes bien obligés d’interroger la conviction selon laquelle la Bible dit toujours « vrai ».

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Jan Brueghel the Elder (1568-1625), Anvers.

Jonas et la Baleine. Munich Alte Pinakothek.

Alors, de quelle manière la Bible dit-elle « vrai »? Cette question fondamentale est, semble-t-il, encore trop souvent mise de côté, car dans le fond, elle est bien dérangeante. De plus, elle amène des questions très complexes. Comment faire la différence entre un récit fictif et un récit qui se veut historique? D’ailleurs, même les récits qui se veulent historiques, tels ceux qui évoquent les règnes successifs des rois d’Israël, contiennent nombre d’inexactitudes. Par exemple, on sait aujourd’hui que les récits sur David et Salomon ont été rédigés plusieurs siècles après leur existence. Il est donc inévitable que des imprécisions et des anachronismes y apparaissent. Si nous faisons un bond en avant, nous arrivons logiquement à nous poser la même question à propos des évangiles. Sont-ils fiables? Bref, on le pressent, il y a de quoi être angoissé et déstabilisé dès lors qu’on s’aventure sur ce terrain dangereux.

Rassurez-vous, ces questions ne restent pas sans réponse, à condition qu’on se donne la peine de vouloir les réfléchir. Il n’y a nullement à craindre que l’édifice de notre foi s’effondre sous le poids de ces interrogations. Bien au contraire.

Si nous sommes angoissés à l’idée que tout ce qui est dans la Bible puisse être interprété autrement que ce à quoi nous sommes habitués, il se pourrait bien que le problème se niche tout d’abord dans l’idée que nous nous faisons de la Bible. La Bible n’est ni une encyclopédie, ni un manuel d’histoire ou un manuel de bonne conduite. Elle n’est pas un livre de recettes, pas plus qu’elle aurait le pouvoir magique de résoudre toutes les énigmes de nos vies et de l’univers.

Qu’est donc la Bible? Pour les croyants qui la lisent, la Bible contient la Parole que Dieu adresse aux hommes. Mais pour être entendue, cette Parole de Dieu doit être discernée. Pourquoi ? Parce que les différents livres de la Bible ne sont pas tombés du ciel ; ils n’ont pas été dictés par Dieu ; mais ils ont été rédigés par des hommes qui ont écrit selon leurs facultés et leurs moyens humains propres (Dei Verbum 11), à une époque déterminée qui n’est plus la nôtre. De sorte qu’on comprend aisément pourquoi tout dans la Bible ne doit pas être pris au premier degré, mais interprété. Ainsi peut-on dire que la Bible est comme faite d’un alliage entre Parole divine – qui nous est adressée – et paroles humaines – qui tentent de restituer ce qu’on a compris sur Dieu -.

Dire que Dieu se révèle, – et c’est cela le fondement de notre foi -, c’est dire qu’il nous adresse sa Parole. « Dieu se fait connaître dans le dialogue qu’il désire instaurer avec nous » (Verbum Domini 6). Et pourquoi donc Dieu veut-il dialoguer avec nous? Qu’a-t-il à nous dire? La constitution Dei Verbum nous donne la réponse:

Les livres de l’Écriture enseignent fermement, fidèlement et sans erreur la vérité que Dieu a voulu voir consignée dans les Lettres sacrées pour notre salut. (Dei Verbum 11)

Dieu entame un dialogue avec l’humanité parce qu’il veut qu’elle vive de Sa vie. C’est cela le salut : être sauvé ou guéri de tout ce qui nous empêche d’atteindre Dieu.

Or, ce dialogue a commencé dans le temps de l’histoire entre Dieu et un peuple particulier, le peuple d’Israël. Oui, la Bible est d’abord la Bible d’Israël. L’Ancien Testament rapporte les plus grands événements de ce dialogue entre Dieu et son peuple à la manière d’une grande méditation en plusieurs actes. Ce qu’Israël a compris du Dieu qui se révèle à lui, c’est cela qui a été mis par écrit et qui figure dans notre Bible. Bien sûr, la manière de comprendre Dieu et son message selon les époques et selon le contexte socio-historique de chaque moment a donné une variété de messages – parfois contradictoires entre eux – sur Dieu. C’est cela qui explique pourquoi notre Bible est composée de convictions si différentes qui cohabitent pourtant les unes à côté des autres dans la même Bible.

Par exemple, la résignation de Qohélet contraste nettement avec la confiance du psalmiste:

« Oui, tous les jours de l’homme sont douloureux et sa tâche est pénible ; même la nuit il ne peut se reposer, cela aussi est vanité ! » (Qo 2, 23)
« Heureux qui craint le Seigneur et marche selon ses voies ! Tu te nourriras du travail de tes mains : Heureux es-tu ! A toi, le bonheur ! » (Ps 128, 1‑2)

Ces deux textes, si divergents l’un de l’autre, sont presque juxtaposés à l’intérieur de la même Bible. Ce qui nous montre que la Bible ne contient pas « une seule façon » d’envisager les choses, mais une multiplicité de points de vue. Mais alors, comment s’en sortir? Quel texte faut-il croire? Comment choisir?

Et bien, justement, il ne faut pas choisir. Ce qu’il faut, c’est chercher à comprendre ce que chacun de ces textes veut dire, dans quel contexte il a été rédigé et si possible par qui.

On n’écrit pas de la même manière si on écrit à l’époque glorieuse de la période monarchique entre le 8-7èmes s. av. JC ou si on écrit au 6ème s. av. JC quand le royaume a été démantelé et le peuple exilé. On n’écrit pas de la même manière à l’époque du grand roi de Perse au 5-4èmes s. av. JC ou à l’époque des philosophes grecs entre le 3ème et le 1er s. av. JC. On ne comprend pas le langage de Dieu de la même manière selon qu’on se situe du côté du peuple conquérant et vainqueur ou si on se situe du côté des perdants. De sorte que la théologie qu’Israël exprime dans ses livres saints a emprunté des chemins très différents tout au long de son histoire, selon la période historique lors de laquelle chacun des livres a été rédigé.

Pour faire ce travail de contextualisation et d’interprétation, nous ne sommes pas seuls. Le travail des exégètes, des théologiens, ainsi que du magistère de l’Église, consiste précisément à nous éclairer sur ces aspects-là. Toute bonne Bible commence par introduire chaque livre dans son contexte et quantité d’outils très utiles sont à notre disposition pour lire plus sérieusement le texte sacré. Nous en servons-nous ?
Il faut également prendre en compte que tout texte répond à un genre littéraire bien particulier. Un code de loi n’est pas un poème. Les annales royales ne sont pas un roman historique. Un récit des origines n’a rien à voir avec une prière liturgique. De sorte que chacun de ces genres littéraires doit être identifié afin que le texte biblique soit lu et compris selon ce qu’il est. Un conte ne doit pas être lu comme un récit historique et un code de loi figurant dans le livre du Lévitique ne peut pas être appliqué littéralement à une société du 21ème siècle. Pourtant, ces textes conservent toute leur valeur à l’intérieur de l’histoire de la Révélation. Ils témoignent chacun de l’état de la réflexion théologique à une époque précise de l’histoire et en cela ils contribuent à l’œuvre de Révélation selon le mode qui leur est propre. Ces textes anciens méritent donc d’être lus pour eux-mêmes!

Nous évoquions plus haut le livre du prophète Jonas. Ce petit conte, qui est par définition un récit fictif, met en scène un prophète qui n’a vraisemblablement jamais existé. Il nous apprend que le Dieu d’Israël est aussi le Dieu des Ninivites, ces ennemis jurés d’Israël, n’en déplaise à Jonas lui-même! La valeur de ce texte n’est nullement amoindrie du fait qu’il ne s’agit pas d’un récit historique. D’ailleurs Jésus lui-même fait référence à l’histoire de Jonas à plusieurs occasions (Mt 12,39; 12,41; 16,4), signe que l’épisode est toujours d’actualité au temps de Jésus !

Attardons-nous maintenant quelques instants sur les récits de Genèse 1-2-3. Ils mettent en scène Adam et Eve, dont les noms sont chargés de symbolisme (Adam, le terreux parce qu’il est tiré de la terre du sol et Eve, la vivante parce qu’elle est la mère de tous les vivants). Ces récits entrent dans la catégorie des grands mythes des origines, dont le but est avant tout d’expliquer l’état des choses telles que le rédacteur les voyait autour de lui : il y a des êtres humains – hommes et femmes – sur terre, ils s’unissent conjugalement et chacun porte le poids de la condition humaine, faite du travail de la terre pour lui et du travail de l’enfantement pour elle.

Le point de départ de ces récits n’est donc pas la nouvelle – recueillie auprès d’une source d’information prétendument privilégiée – sur un fait historique qui, par une sorte de de causalité descendante, produirait la réaction en chaîne de divers maux, mais la constatation d’un état de choses qui exige un éclaircissement. (Juan L. Ruiz de la Peña, El don de Dios. Antropología teológica especial, Sal Terrae, 1991, p. 57)

Deuxièmement, ce récit a également une prétention étiologique, c’est-à-dire qu’il cherche à expliquer pourquoi les choses sont ainsi sur terre. A travers un langage imagé, il exprime ses convictions théologiques : 1. Tout ce qui est vient de Dieu. 2. Tout ce que Dieu a fait est bon, même très bon. 3. Dieu n’est pas l’auteur du mal. (Nous reviendrons sur la question du péché originel dans un autre post.) Pourquoi et à quel moment de son histoire Israël avait-il besoin de réfléchir à ces questions? On sait aujourd’hui que Gn 1-2-3 a été rédigé après l’exil, lorsque le peuple d’Israël, fortement éprouvé, avait besoin de retrouver la confiance en son Dieu qui semblait l’avoir abandonné. Ces textes sont donc une méditation :

  • sur Dieu qui, malgré les apparences, reste maître de toutes les forces à l’œuvre dans le monde, puisqu’il est leur Créateur;
  • sur la bonté de la création et la bonté du dessein divin envers l’humanité.

De sorte que, si les récit des origines en Genèse ont été placés en tête de la Bible, ce n’est pas parce qu’ils seraient plus anciens que les autres textes de la Bible, bien au contraire. Ils n’ont pas été écrits « en premier ». Puisque ces textes, de par leur nature, cherchent à répondre à la question du pourquoi originel, il était donc naturel de les placer avant tout le reste.

Attention à bien faire la distinction entre le pourquoi et le comment. Répondre à la question du comment tout cela s’est passé n’est nullement l’intention du rédacteur biblique. Il serait donc erroné de prendre au premier degré des récits qui emploient délibérément un langage symbolique.

« Il faut donc dire, encore et toujours, que le propos si singulier de ces textes – mettre en mots une origine par nature inaccessible – n’a rien à voir avec une incursion fantasmatique dans un temps d’avant le temps. La vérité, que l’exégèse rend aujourd’hui accessible, est que ces chapitres constituent un puissant effort de l’intelligence spirituelle d’Israël interrogeant la logique de l’histoire vécue hic et nunc, scrutant celle-ci jusqu’à atteindre quelque chose des dispositions qui, du commencement au terme, situeraient l’humanité face à un tiers et face à elle-même, éclaireraient par sa racine les aléas de la vie des hommes. Très loin donc de ce que prétendent en comprendre des lectures fondamentalistes en vogue présentement. Que l’interprétation réaliste soit une sottise, le texte le déclare explicitement en disant l’origine sous la forme de deux récits en flagrant écart de vérité factuelle. Que l’usage de matériaux mythiques repris du monde païen ambiant ne disqualifie pas ces premières pages de la Genèse est aussi une évidence qu’impose la manière dont le texte biblique se saisit de ces emprunts et les subvertit. Que l’obsession du « péché originel » constitue une distorsion du texte peut se reconnaître simplement en prêtant attention à l’emplacement textuel de la tentation et de la transgression, venant dans un temps second, qui les rend par conséquent secondaires par rapport à l’affirmation première et irrévocable qui déclare l’origine bonne, de la bonté du tov hébraïque, dans lequel convergent le bien, le bon et le bonheur. » (Anne-Marie Pelletier, L’Eglise, des femmes avec des hommes, Paris, Cerf, 2019.)

On comprend dès lors que lire la Bible n’est pas un jeu d’enfant ! Il est d’ailleurs « très bon » que la Bible recèle tant de complexité. C’est justement là que réside sa richesse et sa valeur. Car, un seul rédacteur, un seul type de récit, une seule époque, tout cela saurait-il rendre compte du mystère du Dieu vivant ? Dieu sera toujours au-delà de ce que le langage humain pourrait formuler sur lui. Inévitablement, la Révélation avance à petits pas et sans jamais s’arrêter. Elle se fait dans l’histoire, c’est-à-dire qu’elle n’est pas figée, mais qu’elle progresse avec le temps. A la manière d’une lente pédagogie, Dieu conduit son peuple à la plénitude de sa Révélation, plénitude qui n’est atteinte que dans l’incarnation et rédemption de son Fils unique Jésus-Christ.

« Après avoir, à maintes reprises et sous maintes formes, parlé jadis aux Pères par les prophètes, Dieu, en ces jours qui sont les derniers, nous a parlé par le Fils, qu’il a établi héritier de toutes choses, par qui aussi il a fait les siècles. » (He 1, 1‑2)

Bible et mythe

Le terme « mythe » est piégé, car immédiatement nous pensons qu’un mythe relève de l’imaginaire, d’où la conséquence logique de déduire que ce qu’il dit est tout simplement… faux. Les premiers chapitres de la Bible perdraient donc toute leur valeur et n’auraient rien à nous apprendre. Il faut nuancer bien des choses…

 

Qu’est-ce qu’un mythe ?

« Le mythe est un récit qui a pour objet de dire l’origine de ce qui existe, d’explorer la complexité du monde au milieu duquel vivent les hommes. Il a une fonction explicative. Comme tel, il représente une des modalités de la réflexion humaine. Il sert aussi à justifier les conventions qui organisent la vie des individus et des groupes : il vise à fonder et à instaurer la vie de ceux qui le racontent. Pour ce faire, il se situe volontiers dans un temps primordial, « en ce temps-là », temps des dieux, hors de notre chronologie. Le mythe est anonyme et collectif. Souvent il est lu au cours de la célébration d’une fête qui en reprend rituellement des éléments. Ainsi du mythe mésopotamien d’Ishtar et de Tammouz : elle est maîtresse du sol et de la végétation, et lui, le dieu berger, rend compte de l’alternance des saisons. Ce mythe, mimé lors de la fête du Nouvel An, devait assurer au pays une année féconde. D’autres mythes ont pour fonction d’éclairer les mystères de la condition humaine. Il existe également des mythes qui expriment non pas les origines mais le terme de l’histoire, le monde nouveau espéré ; on les appelle « eschatologiques ». On les trouve notamment dans les apocalypses. »

« Le rationalisme du XIXe siècle a porté sur le mythe des jugements très négatifs en l’assimilant à une forme de pensée prélogique, irrationnelle, qui relèverait du seul imaginaire. Plus récemment une conception beaucoup plus positive s’est affirmée : le mythe apparaît comme un langage fait pour saisir des réalités que le langage courant échoue à désigner ; il est le moyen de signifier des réalités invisibles ou transcendantes, d’explorer les arcanes de la vie. Par là, il peut être porteur d’une vérité plus profonde que la vérité historique. On a pu dire qu’il était un « effort de connaissance de l’inconnaissable » (Buess). Il se pourrait même que, bien compris, il implique un jeu et une distance qui empêchent de le prendre à la lettre, à l’inverse de la naïveté que nous prêtons à ses auditeurs ou à ses lecteurs. » (La Bible et sa culture, dir. Michel Quesnel et Philippe Gruson, Desclée de Brouwer, 2011)

Il faut également rappeler que le langage du mythe est très courant dans les civilisations antiques, notamment dans celle du Levant où notre Bible est née. Si les rédacteurs bibliques emploient ce langage, c’est parce que c’est aussi celui de leur temps. De plus, les mythes présents dans Gn 1-11, – qui se tiennent au commencement obscur de l’histoire -, ne sont pas des « créations » originales des rédacteurs bibliques. Ils sont plutôt des reprises de mythes préexistants. Gn 1 avec la création du monde et de l’humanité est une reprise des cosmogonies connues chez les peuples voisins d’Israël. Tous nos ancêtres, comme nous-mêmes d’ailleurs, se sont interrogés sur l’origine du monde. De même, le mythe du déluge (Gn 6-9) est un thème déjà présent dans l’épopée de Gilgamesh, un récit mésopotamien dont la plus ancienne version date du 17ème siècle avant JC. Il faudra beaucoup de temps à l’Église catholique pour intégrer cette découverte et pour comprendre comment l’Écriture reste Parole de Dieu, même quand elle dépend pour une part de traditions littéraires plus anciennes qu’elle et païennes.

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Onzième tablette de la version de Ninive sur l'épopée de Gilgamesh, racontant le déluge

La spécificité des récits bibliques

Si le rédacteur biblique s’inspire de récits déjà connus et existants en son temps, ce n’est évidemment pas pour redire ce que tout le monde sait déjà. Sinon, quel intérêt? Ce qu’il fait peut être qualifié de subversif. En effet, le rédacteur biblique transforme ces récits de façon à ce qu’ils puissent être en cohérence avec la foi au Dieu révélé, le Dieu d’Israël. Le rédacteur biblique corrige certaines idées contenues dans le mythe païen, afin d’exprimer la foi au Dieu vivant. Dans ce sens, le récit biblique soumet les mythes païens à un sévère traitement démythologisant. Prenons quelques exemples:

  • Tandis que les peuples mésopotamiens adoraient le soleil et la lune comme des divinités, le rédacteur de Gn 1 relaie soleil et lune à leur simple fonction de « luminaires » qui éclairent le ciel. Ils ne sont mêmes pas désignés par leur nom, afin d’éviter toute tentation d’idolâtrie.

A droite: Représentation du croissant de lune symbolisant Nanna/Sîn (entre le soleil symbolisant Shamash et l’étoile symbolisant Ishtar) sur le kudurru de Meli-Shipak (1186-1172 av. J.-C.), Musée du Louvre.

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  • Tandis que, selon le poème babylonien de l’Enouma Elish, l’humanité surgit d’un combat primordial entre des dieux et est créée à partir du corps sans vie et du sang du dieu vaincu, et bien le rédacteur biblique s’évertue à répéter, par sept fois, que tout ce qui est créé est fondamentalement bon et provient de la suprême volonté libre du Dieu vivant. Bref, il n’y rien d’une défaite ou d’une nécessité dans la création des hommes. Dieu l’a voulue pour elle-même.

Même si, comme nous l’avons déjà dit, le rédacteur biblique emploie la catégorie imaginaire du mythe pour exprimer la foi au Dieu d’Israël, on doit quand même attribuer « une certaine dimension historique » aux récits de Gn 1 à 9. Qu’est-ce que cela veut dire?

Un mythe est par définition anhistorique ou intemporel. Cela veut dire que contrairement au temps historique qui est progressif, l’action mythique est réitérée, circulaire et réversible: ce qui est arrivé (hypothétiquement) arrivera de nouveau. Ainsi, le mythe est représenté au cours d’une fête au cours de chaque année. Par cette représentation, le mythe est donc rendu « actuel » (ou paradoxalement « inactuel » puisqu’il s’agit d’une représentation artificielle).

Comment se situe le rédacteur biblique par rapport au temps? Nous venons de rappeler plus haut à quel point le rédacteur biblique utilise des motifs mythiques précisément afin de les démythologiser. On peut dire qu’il démythologise aussi la dimension anhistorique ou cyclique du mythe. En effet, le rédacteur biblique insère ce récit mythique une certaine dimension historique, et cela de deux manières:

  • Premièrement, la création est insérée dans un temps progressif. Elle a été faite en sept jours. Pour le rédacteur biblique, l’œuvre de Dieu a pris place dans le temps. En cela, il s’agit d’un premier commencement et ce premier commencement est unique. Il ne peut pas être répété.

  • Deuxièmement, le rédacteur biblique intègre des généalogies (artificielles) dans Gn 1-11. Le chapitre 10 de la Genèse établit même ce qu’on appelle « la tables des nations », c’est-à-dire l’arbre généalogiques de tous les peuples connus au Levant à l’époque du rédacteur. Il insère donc les descendants d’Adam, de Caïn, puis de Noé dans le temps de l’histoire.

Ainsi, le mythe a été démythifié. L’intérêt de ces textes ne repose pas sur les éléments mythiques que le rédacteur biblique a emprunté à la littérature voisine, mais sur son intention religieuse.

Découvrez le sens des grands récits mythologiques du livre de la Genèse:

Face à certains récits bibliques qui ont une dimension incontestablement féerique ou imaginaire – tel que celui de Jonas survivant à la tempête en restant dans le ventre d’une baleine pendant trois jours ou encore le récit de Genèse 3 où on apprend qu’avoir mangé un fruit serait la cause du mystère du mal -, bref lorsque nous nous trouvons devant ce type de textes, nous sommes bien obligés d’interroger la conviction selon laquelle la Bible dit toujours « vrai ».

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Jan Brueghel the Elder (1568-1625), Anvers.

Jonas et la Baleine. Munich Alte Pinakothek.

Alors, de quelle manière la Bible dit-elle « vrai »? Cette question fondamentale est, semble-t-il, encore trop souvent mise de côté, car dans le fond, elle est bien dérangeante. De plus, elle amène des questions très complexes. Comment faire la différence entre un récit fictif et un récit qui se veut historique? D’ailleurs, même les récits qui se veulent historiques, tels ceux qui évoquent les règnes successifs des rois d’Israël, contiennent nombre d’inexactitudes. Par exemple, on sait aujourd’hui que les récits sur David et Salomon ont été rédigés plusieurs siècles après leur existence. Il est donc inévitable que des imprécisions et des anachronismes y apparaissent. Si nous faisons un bond en avant, nous arrivons logiquement à nous poser la même question à propos des évangiles. Sont-ils fiables? Bref, on le pressent, il y a de quoi être angoissé et déstabilisé dès lors qu’on s’aventure sur ce terrain dangereux.

Rassurez-vous, ces questions ne restent pas sans réponse, à condition qu’on se donne la peine de vouloir les réfléchir. Il n’y a nullement à craindre que l’édifice de notre foi s’effondre sous le poids de ces interrogations. Bien au contraire.

Si nous sommes angoissés à l’idée que tout ce qui est dans la Bible puisse être interprété autrement que ce à quoi nous sommes habitués, il se pourrait bien que le problème se niche tout d’abord dans l’idée que nous nous faisons de la Bible. La Bible n’est ni une encyclopédie, ni un manuel d’histoire ou un manuel de bonne conduite. Elle n’est pas un livre de recettes, pas plus qu’elle aurait le pouvoir magique de résoudre toutes les énigmes de nos vies et de l’univers.

Qu’est donc la Bible? Pour les croyants qui la lisent, la Bible contient la Parole que Dieu adresse aux hommes. Mais pour être entendue, cette Parole de Dieu doit être discernée. Pourquoi ? Parce que les différents livres de la Bible ne sont pas tombés du ciel ; ils n’ont pas été dictés par Dieu ; mais ils ont été rédigés par des hommes qui ont écrit selon leurs facultés et leurs moyens humains propres (Dei Verbum 11), à une époque déterminée qui n’est plus la nôtre. De sorte qu’on comprend aisément pourquoi tout dans la Bible ne doit pas être pris au premier degré, mais interprété. Ainsi peut-on dire que la Bible est comme faite d’un alliage entre Parole divine – qui nous est adressée – et paroles humaines – qui tentent de restituer ce qu’on a compris sur Dieu -.

Dire que Dieu se révèle, – et c’est cela le fondement de notre foi -, c’est dire qu’il nous adresse sa Parole. « Dieu se fait connaître dans le dialogue qu’il désire instaurer avec nous » (Verbum Domini 6). Et pourquoi donc Dieu veut-il dialoguer avec nous? Qu’a-t-il à nous dire? La constitution Dei Verbum nous donne la réponse:

Les livres de l’Écriture enseignent fermement, fidèlement et sans erreur la vérité que Dieu a voulu voir consignée dans les Lettres sacrées pour notre salut. (Dei Verbum 11)

Dieu entame un dialogue avec l’humanité parce qu’il veut qu’elle vive de Sa vie. C’est cela le salut : être sauvé ou guéri de tout ce qui nous empêche d’atteindre Dieu.

Or, ce dialogue a commencé dans le temps de l’histoire entre Dieu et un peuple particulier, le peuple d’Israël. Oui, la Bible est d’abord la Bible d’Israël. L’Ancien Testament rapporte les plus grands événements de ce dialogue entre Dieu et son peuple à la manière d’une grande méditation en plusieurs actes. Ce qu’Israël a compris du Dieu qui se révèle à lui, c’est cela qui a été mis par écrit et qui figure dans notre Bible. Bien sûr, la manière de comprendre Dieu et son message selon les époques et selon le contexte socio-historique de chaque moment a donné une variété de messages – parfois contradictoires entre eux – sur Dieu. C’est cela qui explique pourquoi notre Bible est composée de convictions si différentes qui cohabitent pourtant les unes à côté des autres dans la même Bible.

Par exemple, la résignation de Qohélet contraste nettement avec la confiance du psalmiste:

« Oui, tous les jours de l’homme sont douloureux et sa tâche est pénible ; même la nuit il ne peut se reposer, cela aussi est vanité ! » (Qo 2, 23)
« Heureux qui craint le Seigneur et marche selon ses voies ! Tu te nourriras du travail de tes mains : Heureux es-tu ! A toi, le bonheur ! » (Ps 128, 1‑2)

Ces deux textes, si divergents l’un de l’autre, sont presque juxtaposés à l’intérieur de la même Bible. Ce qui nous montre que la Bible ne contient pas « une seule façon » d’envisager les choses, mais une multiplicité de points de vue. Mais alors, comment s’en sortir? Quel texte faut-il croire? Comment choisir?

Et bien, justement, il ne faut pas choisir. Ce qu’il faut, c’est chercher à comprendre ce que chacun de ces textes veut dire, dans quel contexte il a été rédigé et si possible par qui.

On n’écrit pas de la même manière si on écrit à l’époque glorieuse de la période monarchique entre le 8-7èmes s. av. JC ou si on écrit au 6ème s. av. JC quand le royaume a été démantelé et le peuple exilé. On n’écrit pas de la même manière à l’époque du grand roi de Perse au 5-4èmes s. av. JC ou à l’époque des philosophes grecs entre le 3ème et le 1er s. av. JC. On ne comprend pas le langage de Dieu de la même manière selon qu’on se situe du côté du peuple conquérant et vainqueur ou si on se situe du côté des perdants. De sorte que la théologie qu’Israël exprime dans ses livres saints a emprunté des chemins très différents tout au long de son histoire, selon la période historique lors de laquelle chacun des livres a été rédigé.

Pour faire ce travail de contextualisation et d’interprétation, nous ne sommes pas seuls. Le travail des exégètes, des théologiens, ainsi que du magistère de l’Église, consiste précisément à nous éclairer sur ces aspects-là. Toute bonne Bible commence par introduire chaque livre dans son contexte et quantité d’outils très utiles sont à notre disposition pour lire plus sérieusement le texte sacré. Nous en servons-nous ?
Il faut également prendre en compte que tout texte répond à un genre littéraire bien particulier. Un code de loi n’est pas un poème. Les annales royales ne sont pas un roman historique. Un récit des origines n’a rien à voir avec une prière liturgique. De sorte que chacun de ces genres littéraires doit être identifié afin que le texte biblique soit lu et compris selon ce qu’il est. Un conte ne doit pas être lu comme un récit historique et un code de loi figurant dans le livre du Lévitique ne peut pas être appliqué littéralement à une société du 21ème siècle. Pourtant, ces textes conservent toute leur valeur à l’intérieur de l’histoire de la Révélation. Ils témoignent chacun de l’état de la réflexion théologique à une époque précise de l’histoire et en cela ils contribuent à l’œuvre de Révélation selon le mode qui leur est propre. Ces textes anciens méritent donc d’être lus pour eux-mêmes!

Nous évoquions plus haut le livre du prophète Jonas. Ce petit conte, qui est par définition un récit fictif, met en scène un prophète qui n’a vraisemblablement jamais existé. Il nous apprend que le Dieu d’Israël est aussi le Dieu des Ninivites, ces ennemis jurés d’Israël, n’en déplaise à Jonas lui-même! La valeur de ce texte n’est nullement amoindrie du fait qu’il ne s’agit pas d’un récit historique. D’ailleurs Jésus lui-même fait référence à l’histoire de Jonas à plusieurs occasions (Mt 12,39; 12,41; 16,4), signe que l’épisode est toujours d’actualité au temps de Jésus !

Attardons-nous maintenant quelques instants sur les récits de Genèse 1-2-3. Ils mettent en scène Adam et Eve, dont les noms sont chargés de symbolisme (Adam, le terreux parce qu’il est tiré de la terre du sol et Eve, la vivante parce qu’elle est la mère de tous les vivants). Ces récits entrent dans la catégorie des grands mythes des origines, dont le but est avant tout d’expliquer l’état des choses telles que le rédacteur les voyait autour de lui : il y a des êtres humains – hommes et femmes – sur terre, ils s’unissent conjugalement et chacun porte le poids de la condition humaine, faite du travail de la terre pour lui et du travail de l’enfantement pour elle.

Le point de départ de ces récits n’est donc pas la nouvelle – recueillie auprès d’une source d’information prétendument privilégiée – sur un fait historique qui, par une sorte de de causalité descendante, produirait la réaction en chaîne de divers maux, mais la constatation d’un état de choses qui exige un éclaircissement. (Juan L. Ruiz de la Peña, El don de Dios. Antropología teológica especial, Sal Terrae, 1991, p. 57)

Deuxièmement, ce récit a également une prétention étiologique, c’est-à-dire qu’il cherche à expliquer pourquoi les choses sont ainsi sur terre. A travers un langage imagé, il exprime ses convictions théologiques : 1. Tout ce qui est vient de Dieu. 2. Tout ce que Dieu a fait est bon, même très bon. 3. Dieu n’est pas l’auteur du mal. (Nous reviendrons sur la question du péché originel dans un autre post.) Pourquoi et à quel moment de son histoire Israël avait-il besoin de réfléchir à ces questions? On sait aujourd’hui que Gn 1-2-3 a été rédigé après l’exil, lorsque le peuple d’Israël, fortement éprouvé, avait besoin de retrouver la confiance en son Dieu qui semblait l’avoir abandonné. Ces textes sont donc une méditation :

  • sur Dieu qui, malgré les apparences, reste maître de toutes les forces à l’œuvre dans le monde, puisqu’il est leur Créateur;
  • sur la bonté de la création et la bonté du dessein divin envers l’humanité.

De sorte que, si les récit des origines en Genèse ont été placés en tête de la Bible, ce n’est pas parce qu’ils seraient plus anciens que les autres textes de la Bible, bien au contraire. Ils n’ont pas été écrits « en premier ». Puisque ces textes, de par leur nature, cherchent à répondre à la question du pourquoi originel, il était donc naturel de les placer avant tout le reste.

Attention à bien faire la distinction entre le pourquoi et le comment. Répondre à la question du comment tout cela s’est passé n’est nullement l’intention du rédacteur biblique. Il serait donc erroné de prendre au premier degré des récits qui emploient délibérément un langage symbolique.

« Il faut donc dire, encore et toujours, que le propos si singulier de ces textes – mettre en mots une origine par nature inaccessible – n’a rien à voir avec une incursion fantasmatique dans un temps d’avant le temps. La vérité, que l’exégèse rend aujourd’hui accessible, est que ces chapitres constituent un puissant effort de l’intelligence spirituelle d’Israël interrogeant la logique de l’histoire vécue hic et nunc, scrutant celle-ci jusqu’à atteindre quelque chose des dispositions qui, du commencement au terme, situeraient l’humanité face à un tiers et face à elle-même, éclaireraient par sa racine les aléas de la vie des hommes. Très loin donc de ce que prétendent en comprendre des lectures fondamentalistes en vogue présentement. Que l’interprétation réaliste soit une sottise, le texte le déclare explicitement en disant l’origine sous la forme de deux récits en flagrant écart de vérité factuelle. Que l’usage de matériaux mythiques repris du monde païen ambiant ne disqualifie pas ces premières pages de la Genèse est aussi une évidence qu’impose la manière dont le texte biblique se saisit de ces emprunts et les subvertit. Que l’obsession du « péché originel » constitue une distorsion du texte peut se reconnaître simplement en prêtant attention à l’emplacement textuel de la tentation et de la transgression, venant dans un temps second, qui les rend par conséquent secondaires par rapport à l’affirmation première et irrévocable qui déclare l’origine bonne, de la bonté du tov hébraïque, dans lequel convergent le bien, le bon et le bonheur. » (Anne-Marie Pelletier, L’Eglise, des femmes avec des hommes, Paris, Cerf, 2019.)

On comprend dès lors que lire la Bible n’est pas un jeu d’enfant ! Il est d’ailleurs « très bon » que la Bible recèle tant de complexité. C’est justement là que réside sa richesse et sa valeur. Car, un seul rédacteur, un seul type de récit, une seule époque, tout cela saurait-il rendre compte du mystère du Dieu vivant ? Dieu sera toujours au-delà de ce que le langage humain pourrait formuler sur lui. Inévitablement, la Révélation avance à petits pas et sans jamais s’arrêter. Elle se fait dans l’histoire, c’est-à-dire qu’elle n’est pas figée, mais qu’elle progresse avec le temps. A la manière d’une lente pédagogie, Dieu conduit son peuple à la plénitude de sa Révélation, plénitude qui n’est atteinte que dans l’incarnation et rédemption de son Fils unique Jésus-Christ.

« Après avoir, à maintes reprises et sous maintes formes, parlé jadis aux Pères par les prophètes, Dieu, en ces jours qui sont les derniers, nous a parlé par le Fils, qu’il a établi héritier de toutes choses, par qui aussi il a fait les siècles. » (He 1, 1‑2)

Bible et mythe

Le terme « mythe » est piégé, car immédiatement nous pensons qu’un mythe relève de l’imaginaire, d’où la conséquence logique de déduire que ce qu’il dit est tout simplement… faux. Les premiers chapitres de la Bible perdraient donc toute leur valeur et n’auraient rien à nous apprendre. Il faut nuancer bien des choses…

 

Qu’est-ce qu’un mythe ?

« Le mythe est un récit qui a pour objet de dire l’origine de ce qui existe, d’explorer la complexité du monde au milieu duquel vivent les hommes. Il a une fonction explicative. Comme tel, il représente une des modalités de la réflexion humaine. Il sert aussi à justifier les conventions qui organisent la vie des individus et des groupes : il vise à fonder et à instaurer la vie de ceux qui le racontent. Pour ce faire, il se situe volontiers dans un temps primordial, « en ce temps-là », temps des dieux, hors de notre chronologie. Le mythe est anonyme et collectif. Souvent il est lu au cours de la célébration d’une fête qui en reprend rituellement des éléments. Ainsi du mythe mésopotamien d’Ishtar et de Tammouz : elle est maîtresse du sol et de la végétation, et lui, le dieu berger, rend compte de l’alternance des saisons. Ce mythe, mimé lors de la fête du Nouvel An, devait assurer au pays une année féconde. D’autres mythes ont pour fonction d’éclairer les mystères de la condition humaine. Il existe également des mythes qui expriment non pas les origines mais le terme de l’histoire, le monde nouveau espéré ; on les appelle « eschatologiques ». On les trouve notamment dans les apocalypses. »

« Le rationalisme du XIXe siècle a porté sur le mythe des jugements très négatifs en l’assimilant à une forme de pensée prélogique, irrationnelle, qui relèverait du seul imaginaire. Plus récemment une conception beaucoup plus positive s’est affirmée : le mythe apparaît comme un langage fait pour saisir des réalités que le langage courant échoue à désigner ; il est le moyen de signifier des réalités invisibles ou transcendantes, d’explorer les arcanes de la vie. Par là, il peut être porteur d’une vérité plus profonde que la vérité historique. On a pu dire qu’il était un « effort de connaissance de l’inconnaissable » (Buess). Il se pourrait même que, bien compris, il implique un jeu et une distance qui empêchent de le prendre à la lettre, à l’inverse de la naïveté que nous prêtons à ses auditeurs ou à ses lecteurs. » (La Bible et sa culture, dir. Michel Quesnel et Philippe Gruson, Desclée de Brouwer, 2011)

Il faut également rappeler que le langage du mythe est très courant dans les civilisations antiques, notamment dans celle du Levant où notre Bible est née. Si les rédacteurs bibliques emploient ce langage, c’est parce que c’est aussi celui de leur temps. De plus, les mythes présents dans Gn 1-11, – qui se tiennent au commencement obscur de l’histoire -, ne sont pas des « créations » originales des rédacteurs bibliques. Ils sont plutôt des reprises de mythes préexistants. Gn 1 avec la création du monde et de l’humanité est une reprise des cosmogonies connues chez les peuples voisins d’Israël. Tous nos ancêtres, comme nous-mêmes d’ailleurs, se sont interrogés sur l’origine du monde. De même, le mythe du déluge (Gn 6-9) est un thème déjà présent dans l’épopée de Gilgamesh, un récit mésopotamien dont la plus ancienne version date du 17ème siècle avant JC. Il faudra beaucoup de temps à l’Église catholique pour intégrer cette découverte et pour comprendre comment l’Écriture reste Parole de Dieu, même quand elle dépend pour une part de traditions littéraires plus anciennes qu’elle et païennes.

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Onzième tablette de la version de Ninive sur l'épopée de Gilgamesh, racontant le déluge

La spécificité des récits bibliques

Si le rédacteur biblique s’inspire de récits déjà connus et existants en son temps, ce n’est évidemment pas pour redire ce que tout le monde sait déjà. Sinon, quel intérêt? Ce qu’il fait peut être qualifié de subversif. En effet, le rédacteur biblique transforme ces récits de façon à ce qu’ils puissent être en cohérence avec la foi au Dieu révélé, le Dieu d’Israël. Le rédacteur biblique corrige certaines idées contenues dans le mythe païen, afin d’exprimer la foi au Dieu vivant. Dans ce sens, le récit biblique soumet les mythes païens à un sévère traitement démythologisant. Prenons quelques exemples:

  • Tandis que les peuples mésopotamiens adoraient le soleil et la lune comme des divinités, le rédacteur de Gn 1 relaie soleil et lune à leur simple fonction de « luminaires » qui éclairent le ciel. Ils ne sont mêmes pas désignés par leur nom, afin d’éviter toute tentation d’idolâtrie.

A droite: Représentation du croissant de lune symbolisant Nanna/Sîn (entre le soleil symbolisant Shamash et l’étoile symbolisant Ishtar) sur le kudurru de Meli-Shipak (1186-1172 av. J.-C.), Musée du Louvre.

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  • Tandis que, selon le poème babylonien de l’Enouma Elish, l’humanité surgit d’un combat primordial entre des dieux et est créée à partir du corps sans vie et du sang du dieu vaincu, et bien le rédacteur biblique s’évertue à répéter, par sept fois, que tout ce qui est créé est fondamentalement bon et provient de la suprême volonté libre du Dieu vivant. Bref, il n’y rien d’une défaite ou d’une nécessité dans la création des hommes. Dieu l’a voulue pour elle-même.

Même si, comme nous l’avons déjà dit, le rédacteur biblique emploie la catégorie imaginaire du mythe pour exprimer la foi au Dieu d’Israël, on doit quand même attribuer « une certaine dimension historique » aux récits de Gn 1 à 9. Qu’est-ce que cela veut dire?

Un mythe est par définition anhistorique ou intemporel. Cela veut dire que contrairement au temps historique qui est progressif, l’action mythique est réitérée, circulaire et réversible: ce qui est arrivé (hypothétiquement) arrivera de nouveau. Ainsi, le mythe est représenté au cours d’une fête au cours de chaque année. Par cette représentation, le mythe est donc rendu « actuel » (ou paradoxalement « inactuel » puisqu’il s’agit d’une représentation artificielle).

Comment se situe le rédacteur biblique par rapport au temps? Nous venons de rappeler plus haut à quel point le rédacteur biblique utilise des motifs mythiques précisément afin de les démythologiser. On peut dire qu’il démythologise aussi la dimension anhistorique ou cyclique du mythe. En effet, le rédacteur biblique insère ce récit mythique une certaine dimension historique, et cela de deux manières:

  • Premièrement, la création est insérée dans un temps progressif. Elle a été faite en sept jours. Pour le rédacteur biblique, l’œuvre de Dieu a pris place dans le temps. En cela, il s’agit d’un premier commencement et ce premier commencement est unique. Il ne peut pas être répété.

  • Deuxièmement, le rédacteur biblique intègre des généalogies (artificielles) dans Gn 1-11. Le chapitre 10 de la Genèse établit même ce qu’on appelle « la tables des nations », c’est-à-dire l’arbre généalogiques de tous les peuples connus au Levant à l’époque du rédacteur. Il insère donc les descendants d’Adam, de Caïn, puis de Noé dans le temps de l’histoire.

Ainsi, le mythe a été démythifié. L’intérêt de ces textes ne repose pas sur les éléments mythiques que le rédacteur biblique a emprunté à la littérature voisine, mais sur son intention religieuse.

Découvrez le sens des grands récits mythologiques du livre de la Genèse:

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