Le terme « mythe » est piégé, car immédiatement nous pensons qu’un mythe relève de l’imaginaire, d’où la conséquence logique de déduire que ce qu’il dit est tout simplement… faux. Les premiers chapitres de la Bible perdraient donc toute leur valeur et n’auraient plus rien à nous apprendre. Il en va pourtant tout autrement.
Premièrement, rappelons que la Bible est composée de textes appartenant à des genres littéraires différents (hymnes, prières, discours, lettres, codes de loi, récits.., etc.). Les onze premiers chapitres de la Genèse, avec leurs récits – scènes du jardin d’Eden, fratricide d’Abel par Caïn, histoire du déluge universel et de la tour de Babel – appartiennent à un genre littéraire qu’on peut qualifier de « mythologique », à condition de s’expliquer sur cette formulation.
Qu’est-ce qu’un mythe ?
Le mythe est un récit qui a pour objet de dire l’origine de ce qui existe, d’explorer la complexité du monde au milieu duquel vivent les hommes. Il a une fonction explicative. Comme tel, il représente une des modalités de la réflexion humaine. Il sert aussi à justifier les conventions qui organisent la vie des individus et des groupes : il vise à fonder et à instaurer la la vie de ceux qui le racontent. Pour ce faire, il se situe volontiers dans un temps primordial, « en ce temps-là », temps des dieux, hors de notre chronologie. Le mythe est anonyme et collectif. Souvent il est lu au cours de la célébration d’une fête qui en reprend rituellement des éléments. Ainsi du mythe mésopotamien d’Ishtar et de Tammouz : elle est maîtresse du sol et de la végétation, et lui, le dieu berger, rend compte de l’alternance des saisons. Ce mythe, mimé lors de la fête du Nouvel An, devait assurer au pays une année féconde. D’autres mythes ont pour fonction d’éclairer les mystères de la condition humaine. Il existe également des mythes qui expriment non pas les origines mais le terme de l’histoire, le monde nouveau espéré ; on les appelle « eschatologiques ». On les trouve notamment dans les apocalypses.
Le rationalisme du XIXe siècle a porté sur le mythe des jugements très négatifs en l’assimilant à une forme de pensée prélogique, irrationnelle, qui relèverait du seul imaginaire. Plus récemment une conception beaucoup plus positive s’est affirmée : le mythe apparaît comme un langage fait pour saisir des réalités que le langage courant échoue à désigner ; il est le moyen de signifier des réalités invisibles ou transcendantes, d’explorer les arcanes de la vie. Par là, il peut être porteur d’une vérité plus profonde que la vérité historique. On a pu dire qu’il était un « effort de connaissance de l’inconnaissable » (Buess). Il se pourrait même que, bien compris, il implique un jeu et une distance qui empêchent de le prendre à la lettre, à l’inverse de la naïveté que nous prêtons à ses auditeurs ou à ses lecteurs. (La Bible et sa culture, dir. Michel Quesnel et Philippe Gruson, Desclée de Brouwer, 2011)
Il faut également rappeler que le langage du mythe est très courant dans les civilisations antiques, notamment dans celle du Levant où notre Bible est née. Si les rédacteurs bibliques emploient ce langage, c’est parce que c’est aussi celui de leur temps. De plus, les mythes présents dans Gn 1-11, – qui se tiennent au commencement obscur de l’histoire -, ne sont pas des « créations » originales des rédacteurs bibliques. Ils sont plutôt des reprises de mythes préexistants. Gn 1 avec la création du monde et de l’humanité est une reprise des cosmogonies connues chez les peuples voisins d’Israël. Tous nos ancêtres, comme nous-mêmes d’ailleurs, se sont interrogés sur l’origine du monde. De même, le mythe du déluge (Gn 6-9) est un thème déjà présent dans l’épopée de Gilgamesh, un récit mésopotamien dont la plus ancienne version date du 17ème siècle avant JC. Il faudra beaucoup de temps à l’Église catholique pour intégrer cette découverte et pour comprendre comment l’Écriture reste Parole de Dieu, même quand elle dépend pour une part de traditions littéraires plus anciennes qu’elle et païennes.
La spécificité des récits bibliques
Si le rédacteur biblique s’inspire de récits déjà connus et existants en son temps, ce n’est évidemment pas pour redire ce que tout le monde sait déjà. Sinon, quel intérêt ? Ce qu’il fait peut être qualifié de subversif. En effet, le rédacteur biblique transforme ces récits de façon à ce qu’ils puissent être en cohérence avec la foi au Dieu révélé, le Dieu d’Israël. Le rédacteur biblique corrige certaines idées contenues dans le mythe païen, afin d’exprimer la foi au Dieu vivant. Dans ce sens, le récit biblique soumet les mythes païens à un sévère traitement démythologisant. Prenons quelques exemples :
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Tandis que les peuples mésopotamiens adoraient le soleil et la lune comme des divinités, le rédacteur de Gn 1 relaie soleil et lune à leur simple fonction de « luminaires » ou « lampadaires » qui éclairent le ciel. Ils ne sont mêmes pas désignés par leur nom, afin de pointer leur inconsistance et de ridiculiser l’idolâtrie des Babyloniens.
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Tandis que, selon le poème babylonien de l’Enouma Elish, l’humanité surgit d’un combat primordial entre des dieux et est créée à partir du corps sans vie et du sang du dieu vaincu, et bien le rédacteur biblique s’évertue à répéter, par sept fois, que tout ce qui est créé est fondamentalement bon et même très bon. Tout le créé provient de la suprême volonté libre du Dieu vivant. Bref, il n’y rien d’une défaite ou d’une nécessité dans la création des hommes selon la Bible. Dieu a voulu l’humanité pour elle-même.
Même si, comme nous l’avons déjà dit, le rédacteur biblique emploie la catégorie imaginaire du mythe pour exprimer la foi au Dieu d’Israël, on doit quand même attribuer une certaine dimension historique aux récits de Gn 1 à 9. Expliquons-nous.
Un mythe est par définition anhistorique ou intemporel. Cela veut dire que, contrairement au temps historique qui est progressif, l’action mythique est réitérée, circulaire et réversible : ce qui est arrivé (hypothétiquement) arrivera de nouveau. Ainsi, le mythe était représenté liturgiquement au cours d’une fête chaque année. Par cette représentation, le mythe était rendu « actuel ».
Comment se situe le mythe biblique par rapport au temps ? Nous venons de rappeler plus haut à quel point le rédacteur biblique utilise des motifs mythiques précisément afin de les démythologiser. On peut dire qu’il démythologise aussi la dimension anhistorique ou cyclique du mythe. En effet, le rédacteur biblique insère dans son récit mythique une certaine dimension historique, et cela de deux manières :
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Premièrement, la création est insérée dans un temps progressif. Elle a été faite en sept jours. Pour le rédacteur biblique, l’œuvre de Dieu a pris place dans le temps. En cela, il s’agit d’un premier commencement et ce premier commencement est unique. Il ne peut pas être répété.
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Deuxièmement, le rédacteur biblique intègre des généalogies (certes artificielles) dans Gn 1-11. Le chapitre 10 de la Genèse établit même ce qu’on appelle « la table des nations », c’est-à-dire l’arbre généalogiques de tous les peuples connus au Levant à l’époque du rédacteur. Il insère donc les descendants d’Adam, de Caïn, puis de Noé dans le temps de l’histoire.
Ainsi, dans la Bible, le mythe est démythifié. De plus, l’intérêt de Gn 1-11 ne repose pas d’abord sur les éléments mythiques que le rédacteur biblique a emprunté à la littérature voisine, mais sur son intention religieuse originale. Nous sommes maintenant en mesure d’affronter la question que nous nous posions au début.
Le péché originel est-il un mythe ?
Par le langage mythologique, le rédacteur biblique de Gn 3 cherche à transmettre une vérité religieuse qui, même si elle n’est pas ajustée à la réalité en chacun de ses détails et même si elle est exprimée dans un langage symbolique, cherche à expliquer une situation bien réelle : l’homme se sait enclin au mal.
Ce que la révélation divine nous découvre, notre propre expérience le confirme. Car l’homme, s’il regarde au-dedans de son cœur, se découvre également enclin au mal, submergé de multiples maux qui ne peuvent provenir de son Créateur, qui est bon. Refusant souvent de reconnaître Dieu comme son principe, l’homme a, par le fait même, brisé l’ordre qui l’orientait à sa fin dernière, et, en même temps, il a rompu toute harmonie, soit par rapport à lui-même, soit par rapport aux autres hommes et à toute la création (GS 13, § 1).
C’est cette expérience qu’on appelle « péché originel ». Originel parce qu’il touche toute l’humanité depuis toujours, bien qu’on ignore tout de sa « propagation ». Le catéchisme de l’Église catholique rappelle aussi que « la transmission du péché originel est un mystère que nous ne pouvons comprendre pleinement » (CEC 404). Il est donc inutile de chercher – dans Gn 3, par exemple – des informations précises sur la façon concrète dont cela s’est déroulé.
Enfin, c’est le contexte littéraire de l’ensemble de l’Ancien et du Nouveau Testament, – un contexte bien plus large que le récit de Gn 3 -, qui a permis de faire émerger la doctrine du péché originel. Essayons d’en retracer les principaux contours.
La conscience d’être enclin au mal et d’être pécheur dans la Bible
Israël a expérimenté avec un réalisme impressionnant la misère d’une existence précaire, jalonnée par la souffrance et dominée par l’horizon de la mort. La Bible tout entière transpire cette expérience, et pas seulement Gn 3!
« Le temps de nos années, quelque soixante-dix ans, quatre-vingt, si la vigueur y est ; mais leur grand nombre n’est que peine et mécompte, car elles passent vite, et nous nous envolons. […] Fais-nous savoir comment compter nos jours, que nous venions de cœur à la sagesse! » (Ps 90, 10.12)
Les plus grands patriarches et héros de la Bible ont goûté à l’amertume d’une vie faite d’épreuves et de souffrance, s’achevant avec la mort. Moïse meurt avant d’entrer en terre promise. David se fait entendre dire par le prophète Nathan que l’épée ne s’éloignera pas de sa dynastie. Mêmes les sages d’Israël dénoncent la cruauté de la vie humaine:
« L’homme, né de la femme, qui a la vie courte, mais des tourments à satiété. Pareil à la fleur, il éclot puis se fane, il fuit comme l’ombre sans arrêt. » (Jb 14, 1‑2)
« Je déteste la vie, car ce qui se fait sous le soleil me déplaît : tout est vanité et poursuite de vent. (…) Car le sort de l’homme et le sort de la bête sont un sort identique : comme meurt l’un, ainsi meurt l’autre, et c’est un même souffle qu’ils ont tous les deux. La supériorité de l’homme sur la bête est nulle, car tout est vanité. Tout s’en va vers un même lieu : tout vient de la poussière, tout s’en retourne à la poussière. » (Qo 2, 17 ; 3, 19‑20)
Les choses étant ainsi, les hommes ne peuvent que se demander quelles en sont les raisons. Les rédacteurs bibliques ont toujours soin de mettre la faute sur l’homme et non sur Dieu, afin que sa bonté ne soit pas entachée. La fugacité de la vie et sa condition précaire s’expliquent par la conduite coupable de l’homme:
« Tu as mis nos torts devant toi, nos secrets sous l’éclat de ta face. Sous ton courroux tous nos jours déclinent, nous consommons nos années comme un soupir. » (Ps 90, 8‑9)
« Parce que vous m’avez été infidèles au milieu des Israélites aux eaux de Meriba-Cadès, dans le désert de Cîn, parce que vous n’avez pas manifesté ma sainteté au milieu des Israélites, c’est du dehors seulement que tu verras le pays, mais tu n’y pourras entrer, en ce pays que je donne aux Israélites. » (Dt 32, 51‑52)
Le destin tragique de certains épisodes de la vie de David s’explique ainsi : « Parce que tu as outragé le Seigneur en cette affaire… » (2 S 12, 14)
« Seulement voici ce que je trouve : Dieu a fait l’homme tout droit, et lui, cherche bien des complications. » (Qo 7, 29)
« Parce que vous m’avez été infidèles au milieu des Israélites aux eaux de Meriba-Cadès, dans le désert de Cîn, parce que vous n’avez pas manifesté ma sainteté au milieu des Israélites, c’est du dehors seulement que tu verras le pays, mais tu n’y pourras entrer, en ce pays que je donne aux Israélites. » (Dt 32, 51‑52)
Remarquons l’étonnante proximité entre cette dernière citation, où le peuple pécheur est privé d’entrer en terre promise, et le scénario de Gn 3 où l’homme et la femme sont privés de l’accès au jardin d’Eden.
Dans tous les livres de la Bible, indépendamment de leur genre littéraire (historiques, prophétiques, sapientiaux), tous soulignent la tendance de l’homme vers le péché:
« La terre se pervertit au regard de Dieu et elle se remplit de violence. Dieu vit la terre : elle était pervertie, car toute chair avait une conduite perverse sur la terre. » (Gn 6, 11‑12)
« Toute leur méchanceté a paru à Gilgal, c’est là que je les ai pris en haine. A cause de la méchanceté de leurs actions, je les chasserai de ma maison, je ne les aimerai plus, tous leurs chefs sont des rebelles.» (Os 9, 15)
Ce qui rend la situation dramatique, c’est que l’homme devrait pouvoir renoncer à commettre le mal, mais il ne peut s’en empêcher:
« Le Seigneur dit à Caïn : “Pourquoi es-tu irrité et pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu es bien disposé, ne relèveras-tu pas la tête ? Mais si tu n’es pas bien disposé, le péché n’est-il pas à la porte, une bête tapie qui te convoite ? pourras-tu la dominer ?” » (Gn 4, 6‑7)
En fait, le mal semble être la tendance dominante au cœur des hommes:
« Il n’y a aucun homme qui ne pèche. » (1 R 8, 46)
« Corrompues, abominables leurs actions ; non, plus d’honnête homme. Des cieux le Seigneur se penche vers les fils d’Adam, pour voir s’il en est un de sensé, un qui cherche Dieu. Tous ils sont dévoyés, ensemble pervertis. Non, il n’est plus d’honnête homme, non, plus un seul. » (Ps 14, 1‑3)
« N’entre pas en jugement avec ton serviteur, nul vivant n’est justifié devant toi. » (Ps 143, 2)
« Il n’est pas d’homme assez juste sur la terre pour faire le bien sans jamais pécher. » (Qo 7, 20)
« Qui peut dire : “J’ai purifié mon cœur, de mon péché je suis net ?” » (Pr 20, 9)
De plus, cette tendance au péché ne consiste pas seulement à « commettre des actions illicites », mais elle est comme inscrite au cœur de l’homme, comme une prédisposition psychologique:
« Vois : mauvais je suis né, pécheur ma mère m’a conçu. » (Ps 51, 7)
« Ils sont dévoyés dès le sein, les impies, égarés dès le ventre, ceux qui disent l’erreur. » (Ps 58, 4)
« Le péché de Juda est écrit avec un stylet de fer, avec une pointe de diamant il est gravé sur la tablette de leur cœur. » (Jr 17,1)
« Et je vous donnerai un cœur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau, j’ôterai de votre chair le cœur de pierre et je vous donnerai un cœur de chair. » (Ez 36, 26)
Le vocabulaire du péché en hébreu (faute ‘awon, révolte pesha’, péché hatta’t) désigne à la fois une distorsion horizontale (des hommes entre eux) et une distorsion verticale (des hommes avec Dieu). Face à Dieu, l’homme pécheur a tendance à se cacher, à fuir. Et cela, malgré le fait qu’il ait été créé à l’image de Dieu pour vivre en dialogue avec lui.
De plus, le péché n’est pas compris comme une faute individuelle dont la conséquence n’affecterait que la personne qui l’a commis. En Israël, qui est à l’origine un peuple nomade et tribal, chaque individu est profondément lié avec les autres membres de la famille ou du peuple. Une coresponsabilité dans la faute est envisagée entre les membres d’une même descendance, comme cela est envisagé dans Gn 3 :
« Nous avons failli avec nos pères, nous avons dévié, renié. » (Ps 106, 6)
« Nous avons péché, nous avons mal agi, nous nous sommes pervertis. » (1 R 8, 47)
« Ne retiens pas contre nous les fautes des ancêtres, hâte-toi, préviens-nous par ta tendresse, nous sommes à bout de force ; aide-nous, Dieu de notre salut, par égard pour la gloire de ton nom ; efface, YHWH, nos péchés, délivre-nous, à cause de ton nom. » (Ps 79, 8‑9)
« Ils sont retournés aux fautes de leurs pères qui refusèrent d’écouter mes paroles : les voilà, eux aussi, à la suite d’autres dieux pour les servir. » (Jr 11, 10)
« 26 Fais-moi me souvenir, et nous jugerons ensemble, fais toi-même le compte afin d’être justifié. 27 Ton premier père a péché, tes interprètes se sont révoltés contre moi. 28 Alors j’ai destitué les chefs du sanctuaire, j’ai livré Jacob à l’anathème et Israël aux outrages. » (Is 43, 26‑28)
« 6 Non, moi, YHWH, je ne change pas, et vous, les fils de Jacob, vous ne cessez pas ! 7 Depuis les jours de vos pères, vous vous écartez de mes décrets et ne les gardez pas. » (Ml 3, 6‑7)
Cette faute des ancêtres qui retombe sur leurs descendants ou des pères sur leurs fils ne consiste pas seulement en une imitation d’un mauvais exemple, mais se comprend plutôt comme un héritage qui se transmet.
« Nos pères ont péché : ils ne sont plus ; et nous, nous portons leurs fautes. » (Lm 5, 7)
« Je ne me tairai pas que je n’aie réglé leur compte, réglé à pleine mesure, puni vos fautes et les fautes de vos pères, toutes ensemble, dit le Seigneur. » (Is 65, 6‑7)
« 6 Nous n’avons pas écouté tes serviteurs, les prophètes qui parlaient en ton nom à nos rois, à nos princes, à nos pères, à tout le peuple du pays. […] 8 YHWH, à nous la honte au visage, à nos rois, à nos princes, à nos pères, parce que nous avons péché contre toi. » (Dn 9, 6.8)
Au fond, ces textes enseignent que la culpabilité individuelle induit une responsabilité collective.
« (YHWH, lui) qui garde sa grâce à des milliers, tolère faute, transgression et péché mais ne laisse rien impuni et châtie les fautes des pères sur les enfants et les petits-enfants, jusqu’à la troisième et la quatrième génération. » (Ex 34,7)
Grâce à ce petit parcours biblique, nous comprenons que la réflexion sur le péché en Israël, ses caractéristiques et ses conséquences, déborde largement les limites du seul récit de Gn 3. Tout croyant a de sérieuses raisons pour s’interroger sur la raison d’un tel état des choses : comment concilier la bonté et la sainteté de Dieu avec cette tendance au mal inscrite au cœur de l’homme ? Au fond, la question est la suivante : d’où vient le mal ? La Bible tout entière s’interroge et cherche des réponses à cette question. Gn 3 apporte une réponse à cette question. Le livre de Job en apporte une autre. Les différents textes qu’on vient de citer apportent encore d’autres réponses. Il importe donc de n’en « canoniser » aucune. Il faut plutôt apprendre à lire chacun de ces textes en percevant leurs divergences et leurs nuances pour tenter de s’approcher du mystère avec pudeur et respect.
L’énigme du mal reste à ce jour non résolue, malgré la doctrine du péché originel qui, on l’aura pressenti, n’épuise pas le mystère. En fait, le mal semble être la tendance dominante au cœur des hommes:
« Il n’y a aucun homme qui ne pèche. » (1 R 8, 46)
« Corrompues, abominables leurs actions ; non, plus d’honnête homme. Des cieux le Seigneur se penche vers les fils d’Adam, pour voir s’il en est un de sensé, un qui cherche Dieu. Tous ils sont dévoyés, ensemble pervertis. Non, il n’est plus d’honnête homme, non, plus un seul. » (Ps 14, 1‑3)
« N’entre pas en jugement avec ton serviteur, nul vivant n’est justifié devant toi. » (Ps 143, 2)
« Il n’est pas d’homme assez juste sur la terre pour faire le bien sans jamais pécher. » (Qo 7, 20)
« Qui peut dire : “J’ai purifié mon cœur, de mon péché je suis net ?” » (Pr 20, 9)
De plus, cette tendance au péché ne consiste pas seulement à « commettre des actions illicites », mais elle est comme inscrite au cœur de l’homme, comme une prédisposition psychologique:
« Vois : mauvais je suis né, pécheur ma mère m’a conçu. » (Ps 51, 7)
« Ils sont dévoyés dès le sein, les impies, égarés dès le ventre, ceux qui disent l’erreur. » (Ps 58, 4)
« Le péché de Juda est écrit avec un stylet de fer, avec une pointe de diamant il est gravé sur la tablette de leur cœur. » (Jr 17,1)
« Et je vous donnerai un cœur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau, j’ôterai de votre chair le cœur de pierre et je vous donnerai un cœur de chair. » (Ez 36, 26)
Le vocabulaire du péché en hébreu (faute ‘awon, révolte pesha’, péché hatta’t) désigne à la fois une distorsion horizontale (des hommes entre eux) et une distorsion verticale (des hommes avec Dieu). Face à Dieu, l’homme pécheur a tendance à se cacher, à fuir. Et cela, malgré le fait qu’il ait été créé à l’image de Dieu pour vivre en dialogue avec lui.
De plus, le péché n’est pas compris comme une faute individuelle dont la conséquence n’affecterait que la personne qui l’a commis. En Israël, qui est à l’origine un peuple nomade et tribal, chaque individu est profondément lié avec les autres membres de la famille ou du peuple. Une coresponsabilité dans la faute est envisagée entre les membres d’une même descendance, comme cela est envisagé dans Gn 3 :
« Nous avons failli avec nos pères, nous avons dévié, renié. » (Ps 106, 6)
« Nous avons péché, nous avons mal agi, nous nous sommes pervertis. » (1 R 8, 47)
« Ne retiens pas contre nous les fautes des ancêtres, hâte-toi, préviens-nous par ta tendresse, nous sommes à bout de force ; aide-nous, Dieu de notre salut, par égard pour la gloire de ton nom ; efface, YHWH, nos péchés, délivre-nous, à cause de ton nom. » (Ps 79, 8‑9)
« Ils sont retournés aux fautes de leurs pères qui refusèrent d’écouter mes paroles : les voilà, eux aussi, à la suite d’autres dieux pour les servir. » (Jr 11, 10)
« 26 Fais-moi me souvenir, et nous jugerons ensemble, fais toi-même le compte afin d’être justifié. 27 Ton premier père a péché, tes interprètes se sont révoltés contre moi. 28 Alors j’ai destitué les chefs du sanctuaire, j’ai livré Jacob à l’anathème et Israël aux outrages. » (Is 43, 26‑28)
« 6 Non, moi, YHWH, je ne change pas, et vous, les fils de Jacob, vous ne cessez pas ! 7 Depuis les jours de vos pères, vous vous écartez de mes décrets et ne les gardez pas. » (Ml 3, 6‑7)
Cette faute des ancêtres qui retombe sur leurs descendants ou des pères sur leurs fils ne consiste pas seulement en une imitation d’un mauvais exemple, mais se comprend plutôt comme un héritage qui se transmet.
« Nos pères ont péché : ils ne sont plus ; et nous, nous portons leurs fautes. » (Lm 5, 7)
« Je ne me tairai pas que je n’aie réglé leur compte, réglé à pleine mesure, puni vos fautes et les fautes de vos pères, toutes ensemble, dit le Seigneur. » (Is 65, 6‑7)
« 6 Nous n’avons pas écouté tes serviteurs, les prophètes qui parlaient en ton nom à nos rois, à nos princes, à nos pères, à tout le peuple du pays. […] 8 YHWH, à nous la honte au visage, à nos rois, à nos princes, à nos pères, parce que nous avons péché contre toi. » (Dn 9, 6.8)
Au fond, ces textes enseignent que la culpabilité individuelle induit une responsabilité collective.
« (YHWH, lui) qui garde sa grâce à des milliers, tolère faute, transgression et péché mais ne laisse rien impuni et châtie les fautes des pères sur les enfants et les petits-enfants, jusqu’à la troisième et la quatrième génération. » (Ex 34,7)
Grâce à ce petit parcours biblique, nous comprenons que la réflexion sur le péché en Israël, ses caractéristiques et ses conséquences, déborde largement les limites du seul récit de Gn 3. Tout croyant a de sérieuses raisons pour s’interroger sur la raison d’un tel état des choses : comment concilier la bonté et la sainteté de Dieu avec cette tendance au mal inscrite au cœur de l’homme ? Au fond, la question est la suivante : d’où vient le mal ? La Bible tout entière s’interroge et cherche des réponses à cette question. Gn 3 apporte une réponse à cette question. Le livre de Job en apporte une autre. Les différents textes qu’on vient de citer apportent encore d’autres réponses. Il importe donc de n’en « canoniser » aucune. Il faut plutôt apprendre à lire chacun de ces textes en percevant leurs divergences et leurs nuances pour tenter de s’approcher du mystère avec pudeur et respect. L’énigme du mal reste à ce jour non résolue, malgré la doctrine du péché originel qui, on l’aura senti, n’épuise pas le mystère.
Pour ne pas conclure
Une certaine focalisation sur le seul passage de Gn 3 quand il s’agit d’évoquer l’épineuse question du péché originel, ainsi que la tendance à faire une lecture littérale de Gn 3, nous vient tout droit de… saint Paul.
Paul a une conscience vive de son état de pécheur et de l’impossibilité de s’en libérer. En cela, il parle depuis son expérience humaine:
17 Mais en fait, ce n’est plus moi qui agis, c’est le péché, lui qui habite en moi. 18 Je sais que le bien n’habite pas en moi, c’est-à-dire dans l’être de chair que je suis. En effet, ce qui est à ma portée, c’est de vouloir le bien, mais pas de l’accomplir. 19 Je ne fais pas le bien que je voudrais, mais je commets le mal que je ne voudrais pas. (Rm 17,17-19)
A la lumière du Christ venu pour nous guérir du péché, Paul en vient à commenter Gn 3. Il fait une magnifique méditation dans laquelle il propose un parallèle entre le premier Adam de Gn 2-3 par qui le péché est entré dans le monde et le nouvel Adam qui est le Christ et par qui l’humanité reçoit la guérison:
08 Or, la preuve que Dieu nous aime, c’est que le Christ est mort pour nous, alors que nous étions encore pécheurs. (…) 11 Bien plus, nous mettons notre fierté en Dieu, par notre Seigneur Jésus Christ, par qui, maintenant, nous avons reçu la réconciliation. 12 Nous savons que par un seul homme, le péché est entré dans le monde, et que par le péché est venue la mort ; et ainsi, la mort est passée en tous les hommes, étant donné que tous ont péché. (…) 14 Pourtant, depuis Adam jusqu’à Moïse, la mort a établi son règne, même sur ceux qui n’avaient pas péché par une transgression semblable à celle d’Adam. Or, Adam préfigure celui qui devait venir. 15 Mais il n’en va pas du don gratuit comme de la faute. En effet, si la mort a frappé la multitude par la faute d’un seul, combien plus la grâce de Dieu s’est-elle répandue en abondance sur la multitude, cette grâce qui est donnée en un seul homme, Jésus Christ. 16 Le don de Dieu et les conséquences du péché d’un seul n’ont pas la même mesure non plus : d’une part, en effet, pour la faute d’un seul, le jugement a conduit à la condamnation ; d’autre part, pour une multitude de fautes, le don gratuit de Dieu conduit à la justification. 17 Si, en effet, à cause d’un seul homme, par la faute d’un seul, la mort a établi son règne, combien plus, à cause de Jésus Christ et de lui seul, régneront-ils dans la vie, ceux qui reçoivent en abondance le don de la grâce qui les rend justes. 18 Bref, de même que la faute commise par un seul a conduit tous les hommes à la condamnation, de même l’accomplissement de la justice par un seul a conduit tous les hommes à la justification qui donne la vie. 19 En effet, de même que par la désobéissance d’un seul être humain la multitude a été rendue pécheresse, de même par l’obéissance d’un seul la multitude sera-t-elle rendue juste. (Rm 5,8-19)
Il est important de rappeler que la doctrine du péché originel, dont le Christ vient nous sauver, ne pouvait être pleinement formulée avant l’acte de salut posé par le Christ. On ne peut saisir vraiment le drame de la condition de l’homme pécheur qu’à la lumière du salut qui nous est offert en Christ pour nous en libérer. En Christ, le salut ou le remède à la situation de péché expérimentée depuis toujours nous est enfin offert.
Avec la progression de la Révélation est éclairée aussi la réalité du péché. Bien que le Peuple de Dieu de l’Ancien Testament ait connu d’une certaine manière la condition humaine à la lumière de l’histoire de la chute narrée dans la Genèse, il ne pouvait pas atteindre la signification ultime de cette histoire, qui se manifeste seulement à la lumière de la Mort et de la Résurrection de Jésus-Christ (cf. Rm 5, 12-21). Il faut connaître le Christ comme source de la grâce pour connaître Adam comme source du péché. C’est l’Esprit-Paraclet, envoyé par le Christ ressuscité, qui est venu » confondre le monde en matière de péché » (Jn 16, 8) en révélant Celui qui en est le Rédempteur. (Catéchisme de l’Eglise catholique, n°388)
Le fait que le péché originel nous soit révélé à travers la mission salvifique du Christ doit nous aider à comprendre et à ne pas oublier que Gn 3 n’a pas « le monopole » sur la question du péché, tout comme Gn 3 ne constitue pas non plus « une preuve » du péché originel ! Gn 3 offre plutôt à ses lecteurs un aspect de la méditation que les sages d’Israël n’ont cessé de développer à travers toute la Bible.
Le terme « mythe » est piégé, car immédiatement nous pensons qu’un mythe relève de l’imaginaire, d’où la conséquence logique de déduire que ce qu’il dit est tout simplement… faux. Les premiers chapitres de la Bible perdraient donc toute leur valeur et n’auraient plus rien à nous apprendre. Il en va pourtant tout autrement.
Premièrement, rappelons que la Bible est composée de textes appartenant à des genres littéraires différents (hymnes, prières, discours, lettres, codes de loi, récits.., etc.). Les onze premiers chapitres de la Genèse, avec leurs récits – scènes du jardin d’Eden, fratricide d’Abel par Caïn, histoire du déluge universel et de la tour de Babel – appartiennent à un genre littéraire qu’on peut qualifier de « mythologique », à condition de s’expliquer sur cette formulation.
Qu’est-ce qu’un mythe ?
Le mythe est un récit qui a pour objet de dire l’origine de ce qui existe, d’explorer la complexité du monde au milieu duquel vivent les hommes. Il a une fonction explicative. Comme tel, il représente une des modalités de la réflexion humaine. Il sert aussi à justifier les conventions qui organisent la vie des individus et des groupes : il vise à fonder et à instaurer la la vie de ceux qui le racontent. Pour ce faire, il se situe volontiers dans un temps primordial, « en ce temps-là », temps des dieux, hors de notre chronologie. Le mythe est anonyme et collectif. Souvent il est lu au cours de la célébration d’une fête qui en reprend rituellement des éléments. Ainsi du mythe mésopotamien d’Ishtar et de Tammouz : elle est maîtresse du sol et de la végétation, et lui, le dieu berger, rend compte de l’alternance des saisons. Ce mythe, mimé lors de la fête du Nouvel An, devait assurer au pays une année féconde. D’autres mythes ont pour fonction d’éclairer les mystères de la condition humaine. Il existe également des mythes qui expriment non pas les origines mais le terme de l’histoire, le monde nouveau espéré ; on les appelle « eschatologiques ». On les trouve notamment dans les apocalypses.
Le rationalisme du XIXe siècle a porté sur le mythe des jugements très négatifs en l’assimilant à une forme de pensée prélogique, irrationnelle, qui relèverait du seul imaginaire. Plus récemment une conception beaucoup plus positive s’est affirmée : le mythe apparaît comme un langage fait pour saisir des réalités que le langage courant échoue à désigner ; il est le moyen de signifier des réalités invisibles ou transcendantes, d’explorer les arcanes de la vie. Par là, il peut être porteur d’une vérité plus profonde que la vérité historique. On a pu dire qu’il était un « effort de connaissance de l’inconnaissable » (Buess). Il se pourrait même que, bien compris, il implique un jeu et une distance qui empêchent de le prendre à la lettre, à l’inverse de la naïveté que nous prêtons à ses auditeurs ou à ses lecteurs. (La Bible et sa culture, dir. Michel Quesnel et Philippe Gruson, Desclée de Brouwer, 2011)
Il faut également rappeler que le langage du mythe est très courant dans les civilisations antiques, notamment dans celle du Levant où notre Bible est née. Si les rédacteurs bibliques emploient ce langage, c’est parce que c’est aussi celui de leur temps. De plus, les mythes présents dans Gn 1-11, – qui se tiennent au commencement obscur de l’histoire -, ne sont pas des « créations » originales des rédacteurs bibliques. Ils sont plutôt des reprises de mythes préexistants. Gn 1 avec la création du monde et de l’humanité est une reprise des cosmogonies connues chez les peuples voisins d’Israël. Tous nos ancêtres, comme nous-mêmes d’ailleurs, se sont interrogés sur l’origine du monde. De même, le mythe du déluge (Gn 6-9) est un thème déjà présent dans l’épopée de Gilgamesh, un récit mésopotamien dont la plus ancienne version date du 17ème siècle avant JC. Il faudra beaucoup de temps à l’Église catholique pour intégrer cette découverte et pour comprendre comment l’Écriture reste Parole de Dieu, même quand elle dépend pour une part de traditions littéraires plus anciennes qu’elle et païennes.
La spécificité des récits bibliques
Si le rédacteur biblique s’inspire de récits déjà connus et existants en son temps, ce n’est évidemment pas pour redire ce que tout le monde sait déjà. Sinon, quel intérêt ? Ce qu’il fait peut être qualifié de subversif. En effet, le rédacteur biblique transforme ces récits de façon à ce qu’ils puissent être en cohérence avec la foi au Dieu révélé, le Dieu d’Israël. Le rédacteur biblique corrige certaines idées contenues dans le mythe païen, afin d’exprimer la foi au Dieu vivant. Dans ce sens, le récit biblique soumet les mythes païens à un sévère traitement démythologisant. Prenons quelques exemples :
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Tandis que les peuples mésopotamiens adoraient le soleil et la lune comme des divinités, le rédacteur de Gn 1 relaie soleil et lune à leur simple fonction de « luminaires » ou « lampadaires » qui éclairent le ciel. Ils ne sont mêmes pas désignés par leur nom, afin de pointer leur inconsistance et de ridiculiser l’idolâtrie des Babyloniens.
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Tandis que, selon le poème babylonien de l’Enouma Elish, l’humanité surgit d’un combat primordial entre des dieux et est créée à partir du corps sans vie et du sang du dieu vaincu, et bien le rédacteur biblique s’évertue à répéter, par sept fois, que tout ce qui est créé est fondamentalement bon et même très bon. Tout le créé provient de la suprême volonté libre du Dieu vivant. Bref, il n’y rien d’une défaite ou d’une nécessité dans la création des hommes selon la Bible. Dieu a voulu l’humanité pour elle-même.
Même si, comme nous l’avons déjà dit, le rédacteur biblique emploie la catégorie imaginaire du mythe pour exprimer la foi au Dieu d’Israël, on doit quand même attribuer une certaine dimension historique aux récits de Gn 1 à 9. Expliquons-nous.
Un mythe est par définition anhistorique ou intemporel. Cela veut dire que, contrairement au temps historique qui est progressif, l’action mythique est réitérée, circulaire et réversible : ce qui est arrivé (hypothétiquement) arrivera de nouveau. Ainsi, le mythe était représenté liturgiquement au cours d’une fête chaque année. Par cette représentation, le mythe était rendu « actuel ».
Comment se situe le mythe biblique par rapport au temps ? Nous venons de rappeler plus haut à quel point le rédacteur biblique utilise des motifs mythiques précisément afin de les démythologiser. On peut dire qu’il démythologise aussi la dimension anhistorique ou cyclique du mythe. En effet, le rédacteur biblique insère dans son récit mythique une certaine dimension historique, et cela de deux manières :
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Premièrement, la création est insérée dans un temps progressif. Elle a été faite en sept jours. Pour le rédacteur biblique, l’œuvre de Dieu a pris place dans le temps. En cela, il s’agit d’un premier commencement et ce premier commencement est unique. Il ne peut pas être répété.
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Deuxièmement, le rédacteur biblique intègre des généalogies (certes artificielles) dans Gn 1-11. Le chapitre 10 de la Genèse établit même ce qu’on appelle « la table des nations », c’est-à-dire l’arbre généalogiques de tous les peuples connus au Levant à l’époque du rédacteur. Il insère donc les descendants d’Adam, de Caïn, puis de Noé dans le temps de l’histoire.
Ainsi, dans la Bible, le mythe est démythifié. De plus, l’intérêt de Gn 1-11 ne repose pas d’abord sur les éléments mythiques que le rédacteur biblique a emprunté à la littérature voisine, mais sur son intention religieuse originale. Nous sommes maintenant en mesure d’affronter la question que nous nous posions au début.
Le péché originel est-il un mythe ?
Par le langage mythologique, le rédacteur biblique de Gn 3 cherche à transmettre une vérité religieuse qui, même si elle n’est pas ajustée à la réalité en chacun de ses détails et même si elle est exprimée dans un langage symbolique, cherche à expliquer une situation bien réelle : l’homme se sait enclin au mal.
Ce que la révélation divine nous découvre, notre propre expérience le confirme. Car l’homme, s’il regarde au-dedans de son cœur, se découvre également enclin au mal, submergé de multiples maux qui ne peuvent provenir de son Créateur, qui est bon. Refusant souvent de reconnaître Dieu comme son principe, l’homme a, par le fait même, brisé l’ordre qui l’orientait à sa fin dernière, et, en même temps, il a rompu toute harmonie, soit par rapport à lui-même, soit par rapport aux autres hommes et à toute la création (GS 13, § 1).
C’est cette expérience qu’on appelle « péché originel ». Originel parce qu’il touche toute l’humanité depuis toujours, bien qu’on ignore tout de sa « propagation ». Le catéchisme de l’Église catholique rappelle aussi que « la transmission du péché originel est un mystère que nous ne pouvons comprendre pleinement » (CEC 404). Il est donc inutile de chercher – dans Gn 3, par exemple – des informations précises sur la façon concrète dont cela s’est déroulé.
Enfin, c’est le contexte littéraire de l’ensemble de l’Ancien et du Nouveau Testament, – un contexte bien plus large que le récit de Gn 3 -, qui a permis de faire émerger la doctrine du péché originel. Essayons d’en retracer les principaux contours.
La conscience d’être enclin au mal et d’être pécheur dans la Bible
Israël a expérimenté avec un réalisme impressionnant la misère d’une existence précaire, jalonnée par la souffrance et dominée par l’horizon de la mort. La Bible tout entière transpire cette expérience, et pas seulement Gn 3!
« Le temps de nos années, quelque soixante-dix ans, quatre-vingt, si la vigueur y est ; mais leur grand nombre n’est que peine et mécompte, car elles passent vite, et nous nous envolons. […] Fais-nous savoir comment compter nos jours, que nous venions de cœur à la sagesse! » (Ps 90, 10.12)
Les plus grands patriarches et héros de la Bible ont goûté à l’amertume d’une vie faite d’épreuves et de souffrance, s’achevant avec la mort. Moïse meurt avant d’entrer en terre promise. David se fait entendre dire par le prophète Nathan que l’épée ne s’éloignera pas de sa dynastie. Mêmes les sages d’Israël dénoncent la cruauté de la vie humaine:
« L’homme, né de la femme, qui a la vie courte, mais des tourments à satiété. Pareil à la fleur, il éclot puis se fane, il fuit comme l’ombre sans arrêt. » (Jb 14, 1‑2)
« Je déteste la vie, car ce qui se fait sous le soleil me déplaît : tout est vanité et poursuite de vent. (…) Car le sort de l’homme et le sort de la bête sont un sort identique : comme meurt l’un, ainsi meurt l’autre, et c’est un même souffle qu’ils ont tous les deux. La supériorité de l’homme sur la bête est nulle, car tout est vanité. Tout s’en va vers un même lieu : tout vient de la poussière, tout s’en retourne à la poussière. » (Qo 2, 17 ; 3, 19‑20)
Les choses étant ainsi, les hommes ne peuvent que se demander quelles en sont les raisons. Les rédacteurs bibliques ont toujours soin de mettre la faute sur l’homme et non sur Dieu, afin que sa bonté ne soit pas entachée. La fugacité de la vie et sa condition précaire s’expliquent par la conduite coupable de l’homme:
« Tu as mis nos torts devant toi, nos secrets sous l’éclat de ta face. Sous ton courroux tous nos jours déclinent, nous consommons nos années comme un soupir. » (Ps 90, 8‑9)
« Parce que vous m’avez été infidèles au milieu des Israélites aux eaux de Meriba-Cadès, dans le désert de Cîn, parce que vous n’avez pas manifesté ma sainteté au milieu des Israélites, c’est du dehors seulement que tu verras le pays, mais tu n’y pourras entrer, en ce pays que je donne aux Israélites. » (Dt 32, 51‑52)
Le destin tragique de certains épisodes de la vie de David s’explique ainsi : « Parce que tu as outragé le Seigneur en cette affaire… » (2 S 12, 14)
« Seulement voici ce que je trouve : Dieu a fait l’homme tout droit, et lui, cherche bien des complications. » (Qo 7, 29)
« Parce que vous m’avez été infidèles au milieu des Israélites aux eaux de Meriba-Cadès, dans le désert de Cîn, parce que vous n’avez pas manifesté ma sainteté au milieu des Israélites, c’est du dehors seulement que tu verras le pays, mais tu n’y pourras entrer, en ce pays que je donne aux Israélites. » (Dt 32, 51‑52)
Remarquons l’étonnante proximité entre cette dernière citation, où le peuple pécheur est privé d’entrer en terre promise, et le scénario de Gn 3 où l’homme et la femme sont privés de l’accès au jardin d’Eden.
Dans tous les livres de la Bible, indépendamment de leur genre littéraire (historiques, prophétiques, sapientiaux), tous soulignent la tendance de l’homme vers le péché:
« La terre se pervertit au regard de Dieu et elle se remplit de violence. Dieu vit la terre : elle était pervertie, car toute chair avait une conduite perverse sur la terre. » (Gn 6, 11‑12)
« Toute leur méchanceté a paru à Gilgal, c’est là que je les ai pris en haine. A cause de la méchanceté de leurs actions, je les chasserai de ma maison, je ne les aimerai plus, tous leurs chefs sont des rebelles.» (Os 9, 15)
Ce qui rend la situation dramatique, c’est que l’homme devrait pouvoir renoncer à commettre le mal, mais il ne peut s’en empêcher:
« Le Seigneur dit à Caïn : “Pourquoi es-tu irrité et pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu es bien disposé, ne relèveras-tu pas la tête ? Mais si tu n’es pas bien disposé, le péché n’est-il pas à la porte, une bête tapie qui te convoite ? pourras-tu la dominer ?” » (Gn 4, 6‑7)
En fait, le mal semble être la tendance dominante au cœur des hommes:
« Il n’y a aucun homme qui ne pèche. » (1 R 8, 46)
« Corrompues, abominables leurs actions ; non, plus d’honnête homme. Des cieux le Seigneur se penche vers les fils d’Adam, pour voir s’il en est un de sensé, un qui cherche Dieu. Tous ils sont dévoyés, ensemble pervertis. Non, il n’est plus d’honnête homme, non, plus un seul. » (Ps 14, 1‑3)
« N’entre pas en jugement avec ton serviteur, nul vivant n’est justifié devant toi. » (Ps 143, 2)
« Il n’est pas d’homme assez juste sur la terre pour faire le bien sans jamais pécher. » (Qo 7, 20)
« Qui peut dire : “J’ai purifié mon cœur, de mon péché je suis net ?” » (Pr 20, 9)
De plus, cette tendance au péché ne consiste pas seulement à « commettre des actions illicites », mais elle est comme inscrite au cœur de l’homme, comme une prédisposition psychologique:
« Vois : mauvais je suis né, pécheur ma mère m’a conçu. » (Ps 51, 7)
« Ils sont dévoyés dès le sein, les impies, égarés dès le ventre, ceux qui disent l’erreur. » (Ps 58, 4)
« Le péché de Juda est écrit avec un stylet de fer, avec une pointe de diamant il est gravé sur la tablette de leur cœur. » (Jr 17,1)
« Et je vous donnerai un cœur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau, j’ôterai de votre chair le cœur de pierre et je vous donnerai un cœur de chair. » (Ez 36, 26)
Le vocabulaire du péché en hébreu (faute ‘awon, révolte pesha’, péché hatta’t) désigne à la fois une distorsion horizontale (des hommes entre eux) et une distorsion verticale (des hommes avec Dieu). Face à Dieu, l’homme pécheur a tendance à se cacher, à fuir. Et cela, malgré le fait qu’il ait été créé à l’image de Dieu pour vivre en dialogue avec lui.
De plus, le péché n’est pas compris comme une faute individuelle dont la conséquence n’affecterait que la personne qui l’a commis. En Israël, qui est à l’origine un peuple nomade et tribal, chaque individu est profondément lié avec les autres membres de la famille ou du peuple. Une coresponsabilité dans la faute est envisagée entre les membres d’une même descendance, comme cela est envisagé dans Gn 3 :
« Nous avons failli avec nos pères, nous avons dévié, renié. » (Ps 106, 6)
« Nous avons péché, nous avons mal agi, nous nous sommes pervertis. » (1 R 8, 47)
« Ne retiens pas contre nous les fautes des ancêtres, hâte-toi, préviens-nous par ta tendresse, nous sommes à bout de force ; aide-nous, Dieu de notre salut, par égard pour la gloire de ton nom ; efface, YHWH, nos péchés, délivre-nous, à cause de ton nom. » (Ps 79, 8‑9)
« Ils sont retournés aux fautes de leurs pères qui refusèrent d’écouter mes paroles : les voilà, eux aussi, à la suite d’autres dieux pour les servir. » (Jr 11, 10)
« 26 Fais-moi me souvenir, et nous jugerons ensemble, fais toi-même le compte afin d’être justifié. 27 Ton premier père a péché, tes interprètes se sont révoltés contre moi. 28 Alors j’ai destitué les chefs du sanctuaire, j’ai livré Jacob à l’anathème et Israël aux outrages. » (Is 43, 26‑28)
« 6 Non, moi, YHWH, je ne change pas, et vous, les fils de Jacob, vous ne cessez pas ! 7 Depuis les jours de vos pères, vous vous écartez de mes décrets et ne les gardez pas. » (Ml 3, 6‑7)
Cette faute des ancêtres qui retombe sur leurs descendants ou des pères sur leurs fils ne consiste pas seulement en une imitation d’un mauvais exemple, mais se comprend plutôt comme un héritage qui se transmet.
« Nos pères ont péché : ils ne sont plus ; et nous, nous portons leurs fautes. » (Lm 5, 7)
« Je ne me tairai pas que je n’aie réglé leur compte, réglé à pleine mesure, puni vos fautes et les fautes de vos pères, toutes ensemble, dit le Seigneur. » (Is 65, 6‑7)
« 6 Nous n’avons pas écouté tes serviteurs, les prophètes qui parlaient en ton nom à nos rois, à nos princes, à nos pères, à tout le peuple du pays. […] 8 YHWH, à nous la honte au visage, à nos rois, à nos princes, à nos pères, parce que nous avons péché contre toi. » (Dn 9, 6.8)
Au fond, ces textes enseignent que la culpabilité individuelle induit une responsabilité collective.
« (YHWH, lui) qui garde sa grâce à des milliers, tolère faute, transgression et péché mais ne laisse rien impuni et châtie les fautes des pères sur les enfants et les petits-enfants, jusqu’à la troisième et la quatrième génération. » (Ex 34,7)
Grâce à ce petit parcours biblique, nous comprenons que la réflexion sur le péché en Israël, ses caractéristiques et ses conséquences, déborde largement les limites du seul récit de Gn 3. Tout croyant a de sérieuses raisons pour s’interroger sur la raison d’un tel état des choses : comment concilier la bonté et la sainteté de Dieu avec cette tendance au mal inscrite au cœur de l’homme ? Au fond, la question est la suivante : d’où vient le mal ? La Bible tout entière s’interroge et cherche des réponses à cette question. Gn 3 apporte une réponse à cette question. Le livre de Job en apporte une autre. Les différents textes qu’on vient de citer apportent encore d’autres réponses. Il importe donc de n’en « canoniser » aucune. Il faut plutôt apprendre à lire chacun de ces textes en percevant leurs divergences et leurs nuances pour tenter de s’approcher du mystère avec pudeur et respect.
L’énigme du mal reste à ce jour non résolue, malgré la doctrine du péché originel qui, on l’aura pressenti, n’épuise pas le mystère. En fait, le mal semble être la tendance dominante au cœur des hommes:
« Il n’y a aucun homme qui ne pèche. » (1 R 8, 46)
« Corrompues, abominables leurs actions ; non, plus d’honnête homme. Des cieux le Seigneur se penche vers les fils d’Adam, pour voir s’il en est un de sensé, un qui cherche Dieu. Tous ils sont dévoyés, ensemble pervertis. Non, il n’est plus d’honnête homme, non, plus un seul. » (Ps 14, 1‑3)
« N’entre pas en jugement avec ton serviteur, nul vivant n’est justifié devant toi. » (Ps 143, 2)
« Il n’est pas d’homme assez juste sur la terre pour faire le bien sans jamais pécher. » (Qo 7, 20)
« Qui peut dire : “J’ai purifié mon cœur, de mon péché je suis net ?” » (Pr 20, 9)
De plus, cette tendance au péché ne consiste pas seulement à « commettre des actions illicites », mais elle est comme inscrite au cœur de l’homme, comme une prédisposition psychologique:
« Vois : mauvais je suis né, pécheur ma mère m’a conçu. » (Ps 51, 7)
« Ils sont dévoyés dès le sein, les impies, égarés dès le ventre, ceux qui disent l’erreur. » (Ps 58, 4)
« Le péché de Juda est écrit avec un stylet de fer, avec une pointe de diamant il est gravé sur la tablette de leur cœur. » (Jr 17,1)
« Et je vous donnerai un cœur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau, j’ôterai de votre chair le cœur de pierre et je vous donnerai un cœur de chair. » (Ez 36, 26)
Le vocabulaire du péché en hébreu (faute ‘awon, révolte pesha’, péché hatta’t) désigne à la fois une distorsion horizontale (des hommes entre eux) et une distorsion verticale (des hommes avec Dieu). Face à Dieu, l’homme pécheur a tendance à se cacher, à fuir. Et cela, malgré le fait qu’il ait été créé à l’image de Dieu pour vivre en dialogue avec lui.
De plus, le péché n’est pas compris comme une faute individuelle dont la conséquence n’affecterait que la personne qui l’a commis. En Israël, qui est à l’origine un peuple nomade et tribal, chaque individu est profondément lié avec les autres membres de la famille ou du peuple. Une coresponsabilité dans la faute est envisagée entre les membres d’une même descendance, comme cela est envisagé dans Gn 3 :
« Nous avons failli avec nos pères, nous avons dévié, renié. » (Ps 106, 6)
« Nous avons péché, nous avons mal agi, nous nous sommes pervertis. » (1 R 8, 47)
« Ne retiens pas contre nous les fautes des ancêtres, hâte-toi, préviens-nous par ta tendresse, nous sommes à bout de force ; aide-nous, Dieu de notre salut, par égard pour la gloire de ton nom ; efface, YHWH, nos péchés, délivre-nous, à cause de ton nom. » (Ps 79, 8‑9)
« Ils sont retournés aux fautes de leurs pères qui refusèrent d’écouter mes paroles : les voilà, eux aussi, à la suite d’autres dieux pour les servir. » (Jr 11, 10)
« 26 Fais-moi me souvenir, et nous jugerons ensemble, fais toi-même le compte afin d’être justifié. 27 Ton premier père a péché, tes interprètes se sont révoltés contre moi. 28 Alors j’ai destitué les chefs du sanctuaire, j’ai livré Jacob à l’anathème et Israël aux outrages. » (Is 43, 26‑28)
« 6 Non, moi, YHWH, je ne change pas, et vous, les fils de Jacob, vous ne cessez pas ! 7 Depuis les jours de vos pères, vous vous écartez de mes décrets et ne les gardez pas. » (Ml 3, 6‑7)
Cette faute des ancêtres qui retombe sur leurs descendants ou des pères sur leurs fils ne consiste pas seulement en une imitation d’un mauvais exemple, mais se comprend plutôt comme un héritage qui se transmet.
« Nos pères ont péché : ils ne sont plus ; et nous, nous portons leurs fautes. » (Lm 5, 7)
« Je ne me tairai pas que je n’aie réglé leur compte, réglé à pleine mesure, puni vos fautes et les fautes de vos pères, toutes ensemble, dit le Seigneur. » (Is 65, 6‑7)
« 6 Nous n’avons pas écouté tes serviteurs, les prophètes qui parlaient en ton nom à nos rois, à nos princes, à nos pères, à tout le peuple du pays. […] 8 YHWH, à nous la honte au visage, à nos rois, à nos princes, à nos pères, parce que nous avons péché contre toi. » (Dn 9, 6.8)
Au fond, ces textes enseignent que la culpabilité individuelle induit une responsabilité collective.
« (YHWH, lui) qui garde sa grâce à des milliers, tolère faute, transgression et péché mais ne laisse rien impuni et châtie les fautes des pères sur les enfants et les petits-enfants, jusqu’à la troisième et la quatrième génération. » (Ex 34,7)
Grâce à ce petit parcours biblique, nous comprenons que la réflexion sur le péché en Israël, ses caractéristiques et ses conséquences, déborde largement les limites du seul récit de Gn 3. Tout croyant a de sérieuses raisons pour s’interroger sur la raison d’un tel état des choses : comment concilier la bonté et la sainteté de Dieu avec cette tendance au mal inscrite au cœur de l’homme ? Au fond, la question est la suivante : d’où vient le mal ? La Bible tout entière s’interroge et cherche des réponses à cette question. Gn 3 apporte une réponse à cette question. Le livre de Job en apporte une autre. Les différents textes qu’on vient de citer apportent encore d’autres réponses. Il importe donc de n’en « canoniser » aucune. Il faut plutôt apprendre à lire chacun de ces textes en percevant leurs divergences et leurs nuances pour tenter de s’approcher du mystère avec pudeur et respect. L’énigme du mal reste à ce jour non résolue, malgré la doctrine du péché originel qui, on l’aura senti, n’épuise pas le mystère.
Pour ne pas conclure
Une certaine focalisation sur le seul passage de Gn 3 quand il s’agit d’évoquer l’épineuse question du péché originel, ainsi que la tendance à faire une lecture littérale de Gn 3, nous vient tout droit de… saint Paul.
Paul a une conscience vive de son état de pécheur et de l’impossibilité de s’en libérer. En cela, il parle depuis son expérience humaine:
17 Mais en fait, ce n’est plus moi qui agis, c’est le péché, lui qui habite en moi. 18 Je sais que le bien n’habite pas en moi, c’est-à-dire dans l’être de chair que je suis. En effet, ce qui est à ma portée, c’est de vouloir le bien, mais pas de l’accomplir. 19 Je ne fais pas le bien que je voudrais, mais je commets le mal que je ne voudrais pas. (Rm 17,17-19)
A la lumière du Christ venu pour nous guérir du péché, Paul en vient à commenter Gn 3. Il fait une magnifique méditation dans laquelle il propose un parallèle entre le premier Adam de Gn 2-3 par qui le péché est entré dans le monde et le nouvel Adam qui est le Christ et par qui l’humanité reçoit la guérison:
08 Or, la preuve que Dieu nous aime, c’est que le Christ est mort pour nous, alors que nous étions encore pécheurs. (…) 11 Bien plus, nous mettons notre fierté en Dieu, par notre Seigneur Jésus Christ, par qui, maintenant, nous avons reçu la réconciliation. 12 Nous savons que par un seul homme, le péché est entré dans le monde, et que par le péché est venue la mort ; et ainsi, la mort est passée en tous les hommes, étant donné que tous ont péché. (…) 14 Pourtant, depuis Adam jusqu’à Moïse, la mort a établi son règne, même sur ceux qui n’avaient pas péché par une transgression semblable à celle d’Adam. Or, Adam préfigure celui qui devait venir. 15 Mais il n’en va pas du don gratuit comme de la faute. En effet, si la mort a frappé la multitude par la faute d’un seul, combien plus la grâce de Dieu s’est-elle répandue en abondance sur la multitude, cette grâce qui est donnée en un seul homme, Jésus Christ. 16 Le don de Dieu et les conséquences du péché d’un seul n’ont pas la même mesure non plus : d’une part, en effet, pour la faute d’un seul, le jugement a conduit à la condamnation ; d’autre part, pour une multitude de fautes, le don gratuit de Dieu conduit à la justification. 17 Si, en effet, à cause d’un seul homme, par la faute d’un seul, la mort a établi son règne, combien plus, à cause de Jésus Christ et de lui seul, régneront-ils dans la vie, ceux qui reçoivent en abondance le don de la grâce qui les rend justes. 18 Bref, de même que la faute commise par un seul a conduit tous les hommes à la condamnation, de même l’accomplissement de la justice par un seul a conduit tous les hommes à la justification qui donne la vie. 19 En effet, de même que par la désobéissance d’un seul être humain la multitude a été rendue pécheresse, de même par l’obéissance d’un seul la multitude sera-t-elle rendue juste. (Rm 5,8-19)
Il est important de rappeler que la doctrine du péché originel, dont le Christ vient nous sauver, ne pouvait être pleinement formulée avant l’acte de salut posé par le Christ. On ne peut saisir vraiment le drame de la condition de l’homme pécheur qu’à la lumière du salut qui nous est offert en Christ pour nous en libérer. En Christ, le salut ou le remède à la situation de péché expérimentée depuis toujours nous est enfin offert.
Avec la progression de la Révélation est éclairée aussi la réalité du péché. Bien que le Peuple de Dieu de l’Ancien Testament ait connu d’une certaine manière la condition humaine à la lumière de l’histoire de la chute narrée dans la Genèse, il ne pouvait pas atteindre la signification ultime de cette histoire, qui se manifeste seulement à la lumière de la Mort et de la Résurrection de Jésus-Christ (cf. Rm 5, 12-21). Il faut connaître le Christ comme source de la grâce pour connaître Adam comme source du péché. C’est l’Esprit-Paraclet, envoyé par le Christ ressuscité, qui est venu » confondre le monde en matière de péché » (Jn 16, 8) en révélant Celui qui en est le Rédempteur. (Catéchisme de l’Eglise catholique, n°388)
Le fait que le péché originel nous soit révélé à travers la mission salvifique du Christ doit nous aider à comprendre et à ne pas oublier que Gn 3 n’a pas « le monopole » sur la question du péché, tout comme Gn 3 ne constitue pas non plus « une preuve » du péché originel ! Gn 3 offre plutôt à ses lecteurs un aspect de la méditation que les sages d’Israël n’ont cessé de développer à travers toute la Bible.