La Bible est composée de textes anciens, parfois très anciens. Leur rédaction s’étend sur environ mille ans, de l’Ancien au Nouveau Testament. Les textes les plus récents (Nouveau Testament) ont été écrits à une distance de presque deux millénaires avec les lecteurs que nous sommes. Dans ces conditions, on comprend aisément que, pour lire et comprendre ces textes, un minimum de culture biblique est nécessaire. Paradoxalement, ces Écritures anciennes sont également considérées comme Parole de Dieu pour nous aujourd’hui, c’est-à-dire comme Parole vivante qui nous est adressée et qui rejoint nos vies. Comment est-il possible de tenir les deux bouts? Comment des textes si archaïques et a priori si dépassés peuvent-ils éclairer notre expérience de croyants ?

1. Pourquoi la Bible nous rejoint-elle?

Nous lisons la Bible, parce qu’elle nous offre une voie d’accès à Jésus-Christ et à son message. « Ignorer les Écritures, c’est ignorer le Christ », disait saint Jérôme. Phrase qu’on peut retourner dans l’autre sens : « Connaître les Écritures, c’est connaître le Christ ». Oui, car

« le Christ transparaît à travers la lettre de la Bible comme il transparaissait à travers la chair de Jésus. Son rayonnement illumine toutes les pages du Livre dans lequel il habite, comme il illuminait tous les actes de la vie mortelle de Jésus. » (Henri de Lubac)

Toutes les Écritures anciennes convergent d’une manière ou d’une autre vers Jésus-Christ, messie d’Israël. Telle est la lecture croyante entreprise par les rédacteurs du Nouveau Testament. En effet, le Nouveau Testament, – avec ses quatre évangiles, les Actes des Apôtres, toutes ses épîtres et l’Apocalypse -, n’est rien d’autre sinon une relecture et une réécriture de l’Ancien Testament à la lumière de Jésus-Christ.

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Travail de scribe recopiant un texte biblique. Photo: Bible Places

Ainsi, les Écritures bibliques nous ouvrent une voie privilégiée pour appréhender l’événement Jésus-Christ et pour le connaître. Ou du moins commencer à le connaître… un peu, puisque, quiconque commence à le connaître, apprend qu’il n’épuisera jamais le mystère des pensées de Dieu qui se concentrent et s’accomplissent dans les gestes et les paroles de Jésus de Nazareth, dans ce que nous appelons le mystère de l’Incarnation et le mystère de la Rédemption.

Nous lisons la Bible encore et encore parce que nous faisons l’expérience du cœur brûlant des disciples d’Emmaüs. Chemin faisant, Jésus lui-même leur a ouvert le sens des Écritures : « Et, commençant par Moïse et parcourant tous les Prophètes, il leur interpréta dans toutes les Écritures ce qui le concernait. » (Lc 24,27). Oui, Jésus est le grand exégète des Écritures, mais il est surtout le grand exégète du Père, c’est-à-dire celui qui nous permet de connaître le Père :

« Nul n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui est tourné vers le sein du Père, lui, en a fait l’exégèse (ἐξηγέομαι). » (Jn 1, 18)

Comme les disciples d’Emmaüs, nous ne faisons plus l’expérience de la rencontre directe avec Jésus : « il avait disparu devant leurs yeux », nous dit saint Luc. Le moyen privilégié pour le rencontrer reste donc les Écritures, car se mettre à l’écoute de Jésus qui nous dévoile le Père, c’est cela faire l’expérience de la Parole vivante qui nous est adressée à travers ces Écritures anciennes. C’est cela l’écoute croyante des Écritures que nous pratiquons chaque dimanche dans nos églises.

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Le souper à Emmaüs, Caravaggio, 1601. Photo: Wikipédia

Cependant, « Parole vivante » ne signifie pas que la Bible fonctionnerait à la manière d’un talisman : j’ouvre le livre à n’importe quelle page et il me parle automatiquement. Il ne faut pas confondre « Parole vivante » et baguette magique. On a vite fait de se méprendre sur ce que signifie l’inspiration des Écritures… mais laissons ce sujet pour une autre fois et revenons à la Parole vivante. C’est qu’il faut lire la suite :

« Vivante, en effet, est la parole de Dieu, efficace et plus incisive qu’aucun glaive à deux tranchants, elle pénètre jusqu’au point de division de l’âme et de l’esprit, des articulations et des moelles, elle peut juger les sentiments et les pensées du cœur. Aussi n’y a-t-il pas de créature qui reste invisible devant elle, mais tout est nu et découvert aux yeux de Celui à qui nous devons rendre compte. » (He 4, 12‑13)

L’image du glaive à double tranchant est très parlante. La Parole vivante est comparée à un glaive auquel rien ne résiste, ni la chair, ni l’esprit. Elle pénètre les pensées les plus secrètes. Tout est à nu devant la Parole de Dieu. C’est une manière de dire que la Parole a la capacité de nous rejoindre au plus intime, comme le savait déjà le psalmiste :

« Seigneur, tu me sondes et me connais ; que je me lève ou m’assoie, tu le sais, tu perces de loin mes pensées ; que je marche ou me couche, tu le sens, mes chemins te sont tous familiers. » (Ps 139, 1‑3)

C’est dire qu’à travers cette Parole, Dieu peut nous rejoindre. Même des textes si anciens, si éloignés de notre mode de vie, ont quelque chose à nous dire. Pourquoi ? Parce qu’ils contiennent et reflètent nos propres questionnements. Il sont beau être anciens, ils interrogent le sens de l’existence, ils réagissent devant le mystère du mal, de la souffrance et de la mort, ils dénoncent les abus, ils louent le Seigneur pour le salut qu’il apporte, ils sont tournés vers l’espérance…

2. Comment la Bible nous rejoint-elle?

La question qui se pose dès lors est à quelle condition et de quelle manière les Écritures peuvent nous parler. Ce serait se méprendre que de n’attendre des Écritures que des réponses.

« Or c’est justement la méprise d’une certaine fréquentation contemporaine du Livre qui s’atteste dans le monde croyant, et qui consiste à tenir les Écritures pour un réservoir de réponses ou un livre de recettes et de vérités immuables, qui fourniraient le confort d’une argumentation toute faite, à mettre en œuvre par exemple dans nos débats sociétaux. Pareille instrumentalisation des textes est facilement couplée avec une lecture fondamentaliste. La lecture fondamentaliste prend le texte au premier degré et lui accorde une valeur intemporelle : ainsi, au long de l’histoire de l’Église, on a pu légitimer certaines pratiques (telles que l’esclavage, la colonisation, la persécution des juifs ou encore le machisme) en invoquant la Bible. » (Anne-Marie Pelletier)

En réalité, celui ou celle qui fréquente la Bible aura tôt fait de se rendre compte qu’elle a une fonction critique. Il faut entendre par là que les Écritures nous interpellent, nous convoquent, nous provoquent, confondent nos modes de pensée et nos évidences. Les textes bibliques problématisent, plus qu’ils ne répondent à nos interrogations. Rien de tel, en ce sens, que la Bible pour faire le procès de nos fausses fidélités et de nos piétés frelatées !

Sans cesse, les Écritures nous invitent à revisiter nos certitudes. La sagesse s’est mise en quête de l’homme. Elle l’appelle. Elle hèle :

« La Sagesse n’appelle-t-elle pas ? L’Intelligence n’élève-t-elle pas la voix ? Au sommet des hauteurs qui dominent la route, au croisement des chemins, elle se poste ; près des portes, à l’entrée de la cité, sur les voies d’accès, elle s’écrie : Humains ! C’est vous que j’appelle, ma voix s’adresse aux enfants des hommes. Simples ! apprenez le savoir-faire, sots, devenez raisonnables. » (Pr 8, 1‑5)

Que l’on songe ainsi au livre de Job, qui convoque Dieu au tribunal de l’homme révolté, aux prises avec le scandale de la souffrance innocente. Qu’y apprend-on? Qu’il faut attendre trente-huit chapitres pour que Dieu sorte de son silence, malgré les appels désespérés d’un Job qui s’enfonce dans le bourbier de la détresse. Et aussi, étonnamment, que les accents blasphématoires de la révolte de Job sont plus appréciés de Dieu que les discours de théodicées que lui tiennent ses amis. Et on y apprend aussi que Job rend finalement les armes devant Dieu : mais – il faut s’y résoudre – ce sera sans savoir précisément ce qu’il aura compris et vu, quand il met son doigt sur sa bouche et décide de retirer sa plainte. Frustration du lecteur, qui devra continuer à guetter une réponse de Dieu plus explicite.

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Job. Léon Bonnat, 1880. Photo: Wikipédia

Que l’on songe au livre de Qoheleth, saturé de points d’interrogation, tel que : « Quel profit trouve l’homme à toute la peine qu’il prend sous le soleil ? » (Qo 1, 3) Des interrogations qui minent toutes les assurances du sage, y compris celles qui s’apprennent dans le Livre : tout est poursuite du vent et vanité.

« Vanité des vanités, dit Qohélet ; vanité des vanités, tout est vanité. Quel profit trouve l’homme à toute la peine qu’il prend sous le soleil ? Un âge va, un âge vient, mais la terre tient toujours. Le soleil se lève, le soleil se couche, il se hâte vers son lieu et c’est là qu’il se lève. Le vent part au midi, tourne au nord, il tourne, tourne et va, et sur son parcours retourne le vent. Tous les fleuves coulent vers la mer et la mer n’est pas remplie. Vers l’endroit où coulent les fleuves, c’est par là qu’ils continueront de couler. Toute parole est lassante ! Personne ne peut dire que l’œil n’est pas rassasié de voir, et l’oreille saturée par ce qu’elle a entendu. Ce qui fut, cela sera, ce qui s’est fait se refera, et il n’y a rien de nouveau sous le soleil ! » (Qo 1, 2‑9)

Mais que faire ? L’évidence est là, que le livre impose au lecteur qui voudrait s’en distraire : la mort est la destinée inéluctable et finale des hommes, à l’égal de celle des bêtes. Et elle accuse de vanité tout ce que l’homme appelle réussite et tient pour honneur.

Et il ne faudrait pas croire que le récit évangélique, et avec lui tout le Nouveau Testament, ne poussent pas ce travail critique à son sommet de vérité : la condamnation finale, qui conduit Jésus à la Croix, a incontestablement à voir avec la manière dont il aura bousculé les fausses assurances de la piété, enseigné et vécu la vraie fidélité à la Loi en dénonçant ses contrefaçons. Qu’il suffise de se rappeler les paroles dénonciatrices de Jésus envers les pharisiens hypocrites. Qu’il suffise de se rappeler que Jésus traita Pierre de Satan lorsqu’il voulut s’opposer à la croix de Jésus. Qu’il suffise de rappeler que Jésus promettait le ciel aux publicains et aux prostituées. Qu’il suffise de rappeler que Jésus s’est toujours placé du côté des pauvres et des victimes.

En fait, les Écritures opposent aux arrogances croyantes l’humble confiance de ceux qui se savent pécheurs. Les Écritures nous obligent à confesser un Dieu qui nous dépasse sans cesse, dont les pensées ne sont pas celles des hommes.

« Car vos pensées ne sont pas mes pensées, et mes voies ne sont pas vos voies, oracle du Seigneur. Autant les cieux sont élevés au-dessus de la terre, autant sont élevées mes voies au-dessus de vos voies, et mes pensées au-dessus de vos pensées. » (Is 55, 8‑9)

Les Écritures nous rejoignent donc, oui, mais pour nous inviter à la conversion. Elles nous parlent, certes, mais pour nous apprendre à confronter notre condition de créature à l’inaccessible de Dieu. Les Écritures nous invitent à nous mettre en chemin ! Se pourrait-il que nous soyons trop habitués à les lire et que nous ne percevions plus l’appel incessant qu’elles nous adressent ?

Emanuelle Pastore

La Bible est composée de textes anciens, parfois très anciens. Leur rédaction s’étend sur environ mille ans, de l’Ancien au Nouveau Testament. Les textes les plus récents (Nouveau Testament) ont été écrits à une distance de presque deux millénaires avec les lecteurs que nous sommes. Dans ces conditions, on comprend aisément que, pour lire et comprendre ces textes, un minimum de culture biblique est nécessaire. Paradoxalement, ces Écritures anciennes sont également considérées comme Parole de Dieu pour nous aujourd’hui, c’est-à-dire comme Parole vivante qui nous est adressée et qui rejoint nos vies. Comment est-il possible de tenir les deux bouts? Comment des textes si archaïques et a priori si dépassés peuvent-ils éclairer notre expérience de croyants ?

1. Pourquoi la Bible nous rejoint-elle?

Nous lisons la Bible, parce qu’elle nous offre une voie d’accès à Jésus-Christ et à son message. « Ignorer les Écritures, c’est ignorer le Christ », disait saint Jérôme. Phrase qu’on peut retourner dans l’autre sens : « Connaître les Écritures, c’est connaître le Christ ». Oui, car

« le Christ transparaît à travers la lettre de la Bible comme il transparaissait à travers la chair de Jésus. Son rayonnement illumine toutes les pages du Livre dans lequel il habite, comme il illuminait tous les actes de la vie mortelle de Jésus. » (Henri de Lubac)

Toutes les Écritures anciennes convergent d’une manière ou d’une autre vers Jésus-Christ, messie d’Israël. Telle est la lecture croyante entreprise par les rédacteurs du Nouveau Testament. En effet, le Nouveau Testament, – avec ses quatre évangiles, les Actes des Apôtres, toutes ses épîtres et l’Apocalypse -, n’est rien d’autre sinon une relecture et une réécriture de l’Ancien Testament à la lumière de Jésus-Christ.

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Travail de scribe recopiant un texte biblique. Photo: Bible Places

Ainsi, les Écritures bibliques nous ouvrent une voie privilégiée pour appréhender l’événement Jésus-Christ et pour le connaître. Ou du moins commencer à le connaître… un peu, puisque, quiconque commence à le connaître, apprend qu’il n’épuisera jamais le mystère des pensées de Dieu qui se concentrent et s’accomplissent dans les gestes et les paroles de Jésus de Nazareth, dans ce que nous appelons le mystère de l’Incarnation et le mystère de la Rédemption.

Nous lisons la Bible encore et encore parce que nous faisons l’expérience du cœur brûlant des disciples d’Emmaüs. Chemin faisant, Jésus lui-même leur a ouvert le sens des Écritures : « Et, commençant par Moïse et parcourant tous les Prophètes, il leur interpréta dans toutes les Écritures ce qui le concernait. » (Lc 24,27). Oui, Jésus est le grand exégète des Écritures, mais il est surtout le grand exégète du Père, c’est-à-dire celui qui nous permet de connaître le Père :

« Nul n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui est tourné vers le sein du Père, lui, en a fait l’exégèse (ἐξηγέομαι). » (Jn 1, 18)

Comme les disciples d’Emmaüs, nous ne faisons plus l’expérience de la rencontre directe avec Jésus : « il avait disparu devant leurs yeux », nous dit saint Luc. Le moyen privilégié pour le rencontrer reste donc les Écritures, car se mettre à l’écoute de Jésus qui nous dévoile le Père, c’est cela faire l’expérience de la Parole vivante qui nous est adressée à travers ces Écritures anciennes. C’est cela l’écoute croyante des Écritures que nous pratiquons chaque dimanche dans nos églises.

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Le souper à Emmaüs, Caravaggio, 1601. Photo: Wikipédia

Cependant, « Parole vivante » ne signifie pas que la Bible fonctionnerait à la manière d’un talisman : j’ouvre le livre à n’importe quelle page et il me parle automatiquement. Il ne faut pas confondre « Parole vivante » et baguette magique. On a vite fait de se méprendre sur ce que signifie l’inspiration des Écritures… mais laissons ce sujet pour une autre fois et revenons à la Parole vivante. C’est qu’il faut lire la suite :

« Vivante, en effet, est la parole de Dieu, efficace et plus incisive qu’aucun glaive à deux tranchants, elle pénètre jusqu’au point de division de l’âme et de l’esprit, des articulations et des moelles, elle peut juger les sentiments et les pensées du cœur. Aussi n’y a-t-il pas de créature qui reste invisible devant elle, mais tout est nu et découvert aux yeux de Celui à qui nous devons rendre compte. » (He 4, 12‑13)

L’image du glaive à double tranchant est très parlante. La Parole vivante est comparée à un glaive auquel rien ne résiste, ni la chair, ni l’esprit. Elle pénètre les pensées les plus secrètes. Tout est à nu devant la Parole de Dieu. C’est une manière de dire que la Parole a la capacité de nous rejoindre au plus intime, comme le savait déjà le psalmiste :

« Seigneur, tu me sondes et me connais ; que je me lève ou m’assoie, tu le sais, tu perces de loin mes pensées ; que je marche ou me couche, tu le sens, mes chemins te sont tous familiers. » (Ps 139, 1‑3)

C’est dire qu’à travers cette Parole, Dieu peut nous rejoindre. Même des textes si anciens, si éloignés de notre mode de vie, ont quelque chose à nous dire. Pourquoi ? Parce qu’ils contiennent et reflètent nos propres questionnements. Il sont beau être anciens, ils interrogent le sens de l’existence, ils réagissent devant le mystère du mal, de la souffrance et de la mort, ils dénoncent les abus, ils louent le Seigneur pour le salut qu’il apporte, ils sont tournés vers l’espérance…

2. Comment la Bible nous rejoint-elle?

La question qui se pose dès lors est à quelle condition et de quelle manière les Écritures peuvent nous parler. Ce serait se méprendre que de n’attendre des Écritures que des réponses.

« Or c’est justement la méprise d’une certaine fréquentation contemporaine du Livre qui s’atteste dans le monde croyant, et qui consiste à tenir les Écritures pour un réservoir de réponses ou un livre de recettes et de vérités immuables, qui fourniraient le confort d’une argumentation toute faite, à mettre en œuvre par exemple dans nos débats sociétaux. Pareille instrumentalisation des textes est facilement couplée avec une lecture fondamentaliste. La lecture fondamentaliste prend le texte au premier degré et lui accorde une valeur intemporelle : ainsi, au long de l’histoire de l’Église, on a pu légitimer certaines pratiques (telles que l’esclavage, la colonisation, la persécution des juifs ou encore le machisme) en invoquant la Bible. » (Anne-Marie Pelletier)

En réalité, celui ou celle qui fréquente la Bible aura tôt fait de se rendre compte qu’elle a une fonction critique. Il faut entendre par là que les Écritures nous interpellent, nous convoquent, nous provoquent, confondent nos modes de pensée et nos évidences. Les textes bibliques problématisent, plus qu’ils ne répondent à nos interrogations. Rien de tel, en ce sens, que la Bible pour faire le procès de nos fausses fidélités et de nos piétés frelatées !

Sans cesse, les Écritures nous invitent à revisiter nos certitudes. La sagesse s’est mise en quête de l’homme. Elle l’appelle. Elle hèle :

« La Sagesse n’appelle-t-elle pas ? L’Intelligence n’élève-t-elle pas la voix ? Au sommet des hauteurs qui dominent la route, au croisement des chemins, elle se poste ; près des portes, à l’entrée de la cité, sur les voies d’accès, elle s’écrie : Humains ! C’est vous que j’appelle, ma voix s’adresse aux enfants des hommes. Simples ! apprenez le savoir-faire, sots, devenez raisonnables. » (Pr 8, 1‑5)

Que l’on songe ainsi au livre de Job, qui convoque Dieu au tribunal de l’homme révolté, aux prises avec le scandale de la souffrance innocente. Qu’y apprend-on? Qu’il faut attendre trente-huit chapitres pour que Dieu sorte de son silence, malgré les appels désespérés d’un Job qui s’enfonce dans le bourbier de la détresse. Et aussi, étonnamment, que les accents blasphématoires de la révolte de Job sont plus appréciés de Dieu que les discours de théodicées que lui tiennent ses amis. Et on y apprend aussi que Job rend finalement les armes devant Dieu : mais – il faut s’y résoudre – ce sera sans savoir précisément ce qu’il aura compris et vu, quand il met son doigt sur sa bouche et décide de retirer sa plainte. Frustration du lecteur, qui devra continuer à guetter une réponse de Dieu plus explicite.

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Job. Léon Bonnat, 1880. Photo: Wikipédia

Que l’on songe au livre de Qoheleth, saturé de points d’interrogation, tel que : « Quel profit trouve l’homme à toute la peine qu’il prend sous le soleil ? » (Qo 1, 3) Des interrogations qui minent toutes les assurances du sage, y compris celles qui s’apprennent dans le Livre : tout est poursuite du vent et vanité.

« Vanité des vanités, dit Qohélet ; vanité des vanités, tout est vanité. Quel profit trouve l’homme à toute la peine qu’il prend sous le soleil ? Un âge va, un âge vient, mais la terre tient toujours. Le soleil se lève, le soleil se couche, il se hâte vers son lieu et c’est là qu’il se lève. Le vent part au midi, tourne au nord, il tourne, tourne et va, et sur son parcours retourne le vent. Tous les fleuves coulent vers la mer et la mer n’est pas remplie. Vers l’endroit où coulent les fleuves, c’est par là qu’ils continueront de couler. Toute parole est lassante ! Personne ne peut dire que l’œil n’est pas rassasié de voir, et l’oreille saturée par ce qu’elle a entendu. Ce qui fut, cela sera, ce qui s’est fait se refera, et il n’y a rien de nouveau sous le soleil ! » (Qo 1, 2‑9)

Mais que faire ? L’évidence est là, que le livre impose au lecteur qui voudrait s’en distraire : la mort est la destinée inéluctable et finale des hommes, à l’égal de celle des bêtes. Et elle accuse de vanité tout ce que l’homme appelle réussite et tient pour honneur.

Et il ne faudrait pas croire que le récit évangélique, et avec lui tout le Nouveau Testament, ne poussent pas ce travail critique à son sommet de vérité : la condamnation finale, qui conduit Jésus à la Croix, a incontestablement à voir avec la manière dont il aura bousculé les fausses assurances de la piété, enseigné et vécu la vraie fidélité à la Loi en dénonçant ses contrefaçons. Qu’il suffise de se rappeler les paroles dénonciatrices de Jésus envers les pharisiens hypocrites. Qu’il suffise de se rappeler que Jésus traita Pierre de Satan lorsqu’il voulut s’opposer à la croix de Jésus. Qu’il suffise de rappeler que Jésus promettait le ciel aux publicains et aux prostituées. Qu’il suffise de rappeler que Jésus s’est toujours placé du côté des pauvres et des victimes.

En fait, les Écritures opposent aux arrogances croyantes l’humble confiance de ceux qui se savent pécheurs. Les Écritures nous obligent à confesser un Dieu qui nous dépasse sans cesse, dont les pensées ne sont pas celles des hommes.

« Car vos pensées ne sont pas mes pensées, et mes voies ne sont pas vos voies, oracle du Seigneur. Autant les cieux sont élevés au-dessus de la terre, autant sont élevées mes voies au-dessus de vos voies, et mes pensées au-dessus de vos pensées. » (Is 55, 8‑9)

Les Écritures nous rejoignent donc, oui, mais pour nous inviter à la conversion. Elles nous parlent, certes, mais pour nous apprendre à confronter notre condition de créature à l’inaccessible de Dieu. Les Écritures nous invitent à nous mettre en chemin ! Se pourrait-il que nous soyons trop habitués à les lire et que nous ne percevions plus l’appel incessant qu’elles nous adressent ?

Emanuelle Pastore