Relisons un épisode qui est présent dans les quatre évangiles, mais qui reste pourtant peu valorisé. Il met en scène une femme qui, dans trois évangiles sur quatre, n’est ni une pécheresse, ni une prostituée. Or, cette femme vient oindre Jésus sur la tête, selon Marc et Matthieu. Quel est donc le sens de ce geste ?

03 Jésus se trouvait à Béthanie, dans la maison de Simon le lépreux. Pendant qu’il était à table, une femme entra, avec un flacon d’albâtre contenant un parfum très pur et de grande valeur. Brisant le flacon, elle lui versa le parfum sur la tête. 04 Or, de leur côté, quelques-uns s’indignaient : « À quoi bon gaspiller ce parfum ? 05 On aurait pu, en effet, le vendre pour plus de trois cents pièces d’argent, que l’on aurait données aux pauvres. » Et ils la rudoyaient. 06 Mais Jésus leur dit : « Laissez-la ! Pourquoi la tourmenter ? Il est beau, le geste qu’elle a fait envers moi. 07 Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous, et, quand vous le voulez, vous pouvez leur faire du bien ; mais moi, vous ne m’aurez pas toujours. 08 Ce qu’elle pouvait faire, elle l’a fait. D’avance elle a parfumé mon corps pour mon ensevelissement. 09 Amen, je vous le dis : partout où l’Évangile sera proclamé – dans le monde entier –, on racontera, en souvenir d’elle, ce qu’elle vient de faire. » (Mc 14,3-9)
16f9a8_906ae63527e34627b0b22ceff6090a29mv2-1

El Greco, Onction de Jésus (Photographie: E. Pastore)

Jésus lui-même explique quel est le sens du geste de l’onction, face à des disciples qui ne comprennent manifestement pas : « D’avance elle a parfumé mon corps pour l’ensevelissement », dit-il. Jésus y interprète déjà sa mise au tombeau. De fait, au matin de Pâques, lors que les femmes se lèveront avant l’aube pour aller au tombeau et rendre au corps inanimé de Jésus les honneurs qu’elles n’ont pas eu le temps de lui rendre le soir du vendredi, quelle ne sera pas leur surprise ! Celles qui s’étaient levées si tôt arrivent pourtant trop tard. Le corps a disparu. Les aromates ou huiles parfumées qu’elles apportaient ne purent remplir leur office, celui de oindre le corps du défunt. C’est qu’il avait déjà été oint par cette femme anonyme du chapitre 14 ! La surprise fut grande pour celles qui ne trouvèrent pas le corps de Jésus dans le tombeau, pourtant Jésus l’avait déjà prédit.

Il faut remarquer que l’onction de Jésus par les mains de cette femme sert d’ouverture à la dernière section de l’évangile qui concerne sa passion, mort et résurrection. C’est donc ce geste d’un parfum versé qui est la porte d’entrée du mystère pascal que Jésus s’apprête à traverser. Pourquoi Jésus tient-il ce geste en si haute estime ? Ne serait-ce pas parce qu’il évoque la générosité, la démesure de qui ne calcule pas…? Ce parfum était de grande valeur, nous dit-on. En d’autres termes, ce geste évoque ce que Jésus s’apprête à vivre dans sa traversée pascale : TOUT donner et se donner lui-même dans un acte d’amour qui ne se compte pas en deniers, aussi nombreux soient-ils.

« Ce qu’elle pouvait faire, elle l’a fait », dit Jésus. Oui, Jésus admire ceux qui, avant lui, ont aimé jusqu’au bout. A n’en point douter, Jésus s’est senti encouragé par leur témoignage. Rappelons à notre mémoire l’exemple de la veuve du Temple et ses deux piécettes. Elle était invisible aux yeux de tous, sauf à ceux de Jésus qui, lui, savait qu’elle avait donné TOUT ce qu’elle possédait.
Revenons à notre femme qui oint la tête de Jésus. Dans l’Ancien Testament, ce geste évoque aussi l’onction messianique, le geste par lequel le roi choisi par Dieu était institué en tant que tel par un prophète :
« Samuel prit la corne d’huile et oignit David au milieu de ses frères. L’Esprit du Seigneur fondit sur David à partir de ce jour-là et dans la suite. » (1 S 16, 13)
Le geste de cette femme rappelle mystérieusement ce contexte ancien. Elle semble oindre Jésus comme roi-messie. Bien sûr, l’évangile ne dit pas que cette femme était une prophétesse (même si le geste qu’elle posa fut posé « d’avance »), ni que l’Esprit descendit sur Jésus à ce moment-là. C’est bien dans les eaux du Jourdain que le Fils élu du Père, dont la voix de prédilection se fait entendre des cieux, reçoit l’Esprit Saint, par l’action du prophète Jean-Baptiste. Pourtant, là où ces deux textes se rejoignent, c’est à propos de la traversée de la mort qu’ils évoquent. L’immersion dans l’eau, en effet, est comprise comme un plongeon dans la mort. Et l’onction de parfum par l’intermédiaire de la femme évoque elle-aussi d’avance la perte de Jésus : « Vous ne m’aurez pas toujours », dit Jésus. Il n’est donc pas inutile de rapprocher les deux épisodes, d’autant plus que la double onction par le geste de l’eau d’une part, puis par celui de l’huile d’autre part, est resté le signe-même du baptême et de la confirmation depuis les premiers temps de l’Eglise jusqu’à aujourd’hui.
« Il est beau le geste qu’elle a fait envers moi », dit encore Jésus. Jésus a vu la grandeur de ce geste. Mais la femme qui en est l’auteur reste, quant à elle, anonyme. Cet anonymat fait sans doute partie de la beauté-même du geste, car la femme ne fait pas d’ombre au beau mystère pascal que Jésus s’apprête à vivre. Elle le signifie par avance, mais sans se substituer à lui. Jésus, qui a une préférence pour ce qui est humble, a précisément souhaité que ce geste anonyme reste vivant dans la mémoire des chrétiens de tous temps et de tous horizons. Puissions-nous percevoir nous-aussi l’éclat et la noblesse de l’acte posé ce jour-là dans une simple maison de Béthanie et en faire activement mémoire.

Emanuelle Pastore

Relisons un épisode qui est présent dans les quatre évangiles, mais qui reste pourtant peu valorisé. Il met en scène une femme qui, dans trois évangiles sur quatre, n’est ni une pécheresse, ni une prostituée. Or, cette femme vient oindre Jésus sur la tête, selon Marc et Matthieu. Quel est donc le sens de ce geste ?

03 Jésus se trouvait à Béthanie, dans la maison de Simon le lépreux. Pendant qu’il était à table, une femme entra, avec un flacon d’albâtre contenant un parfum très pur et de grande valeur. Brisant le flacon, elle lui versa le parfum sur la tête. 04 Or, de leur côté, quelques-uns s’indignaient : « À quoi bon gaspiller ce parfum ? 05 On aurait pu, en effet, le vendre pour plus de trois cents pièces d’argent, que l’on aurait données aux pauvres. » Et ils la rudoyaient. 06 Mais Jésus leur dit : « Laissez-la ! Pourquoi la tourmenter ? Il est beau, le geste qu’elle a fait envers moi. 07 Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous, et, quand vous le voulez, vous pouvez leur faire du bien ; mais moi, vous ne m’aurez pas toujours. 08 Ce qu’elle pouvait faire, elle l’a fait. D’avance elle a parfumé mon corps pour mon ensevelissement. 09 Amen, je vous le dis : partout où l’Évangile sera proclamé – dans le monde entier –, on racontera, en souvenir d’elle, ce qu’elle vient de faire. » (Mc 14,3-9)
16f9a8_906ae63527e34627b0b22ceff6090a29mv2-1

El Greco, Onction de Jésus (Photographie: E. Pastore)

Jésus lui-même explique quel est le sens du geste de l’onction, face à des disciples qui ne comprennent manifestement pas : « D’avance elle a parfumé mon corps pour l’ensevelissement », dit-il. Jésus y interprète déjà sa mise au tombeau. De fait, au matin de Pâques, lors que les femmes se lèveront avant l’aube pour aller au tombeau et rendre au corps inanimé de Jésus les honneurs qu’elles n’ont pas eu le temps de lui rendre le soir du vendredi, quelle ne sera pas leur surprise ! Celles qui s’étaient levées si tôt arrivent pourtant trop tard. Le corps a disparu. Les aromates ou huiles parfumées qu’elles apportaient ne purent remplir leur office, celui de oindre le corps du défunt. C’est qu’il avait déjà été oint par cette femme anonyme du chapitre 14 ! La surprise fut grande pour celles qui ne trouvèrent pas le corps de Jésus dans le tombeau, pourtant Jésus l’avait déjà prédit.

Il faut remarquer que l’onction de Jésus par les mains de cette femme sert d’ouverture à la dernière section de l’évangile qui concerne sa passion, mort et résurrection. C’est donc ce geste d’un parfum versé qui est la porte d’entrée du mystère pascal que Jésus s’apprête à traverser. Pourquoi Jésus tient-il ce geste en si haute estime ? Ne serait-ce pas parce qu’il évoque la générosité, la démesure de qui ne calcule pas…? Ce parfum était de grande valeur, nous dit-on. En d’autres termes, ce geste évoque ce que Jésus s’apprête à vivre dans sa traversée pascale : TOUT donner et se donner lui-même dans un acte d’amour qui ne se compte pas en deniers, aussi nombreux soient-ils.

« Ce qu’elle pouvait faire, elle l’a fait », dit Jésus. Oui, Jésus admire ceux qui, avant lui, ont aimé jusqu’au bout. A n’en point douter, Jésus s’est senti encouragé par leur témoignage. Rappelons à notre mémoire l’exemple de la veuve du Temple et ses deux piécettes. Elle était invisible aux yeux de tous, sauf à ceux de Jésus qui, lui, savait qu’elle avait donné TOUT ce qu’elle possédait.
Revenons à notre femme qui oint la tête de Jésus. Dans l’Ancien Testament, ce geste évoque aussi l’onction messianique, le geste par lequel le roi choisi par Dieu était institué en tant que tel par un prophète :
« Samuel prit la corne d’huile et oignit David au milieu de ses frères. L’Esprit du Seigneur fondit sur David à partir de ce jour-là et dans la suite. » (1 S 16, 13)
Le geste de cette femme rappelle mystérieusement ce contexte ancien. Elle semble oindre Jésus comme roi-messie. Bien sûr, l’évangile ne dit pas que cette femme était une prophétesse (même si le geste qu’elle posa fut posé « d’avance »), ni que l’Esprit descendit sur Jésus à ce moment-là. C’est bien dans les eaux du Jourdain que le Fils élu du Père, dont la voix de prédilection se fait entendre des cieux, reçoit l’Esprit Saint, par l’action du prophète Jean-Baptiste. Pourtant, là où ces deux textes se rejoignent, c’est à propos de la traversée de la mort qu’ils évoquent. L’immersion dans l’eau, en effet, est comprise comme un plongeon dans la mort. Et l’onction de parfum par l’intermédiaire de la femme évoque elle-aussi d’avance la perte de Jésus : « Vous ne m’aurez pas toujours », dit Jésus. Il n’est donc pas inutile de rapprocher les deux épisodes, d’autant plus que la double onction par le geste de l’eau d’une part, puis par celui de l’huile d’autre part, est resté le signe-même du baptême et de la confirmation depuis les premiers temps de l’Eglise jusqu’à aujourd’hui.
« Il est beau le geste qu’elle a fait envers moi », dit encore Jésus. Jésus a vu la grandeur de ce geste. Mais la femme qui en est l’auteur reste, quant à elle, anonyme. Cet anonymat fait sans doute partie de la beauté-même du geste, car la femme ne fait pas d’ombre au beau mystère pascal que Jésus s’apprête à vivre. Elle le signifie par avance, mais sans se substituer à lui. Jésus, qui a une préférence pour ce qui est humble, a précisément souhaité que ce geste anonyme reste vivant dans la mémoire des chrétiens de tous temps et de tous horizons. Puissions-nous percevoir nous-aussi l’éclat et la noblesse de l’acte posé ce jour-là dans une simple maison de Béthanie et en faire activement mémoire.

Emanuelle Pastore