Un jour, Abraham entendit la voix de Dieu qui prononçait son nom pour lui dire : « Quitte ton pays et va vers la terre que je t’indique » (Gn 12,1). Dieu nous guide-t-il nous aussi vers une terre nouvelle ? Laquelle ?
Une nuit, à Béthel, Jacob eut un songe. Dieu se tenait devant lui, mais Jacob ne l’apprit qu’après coup : « Dieu est en ce lieu et je ne le savais pas! » (Gn 28,16), dit-il. Quel est donc ce lieu où Dieu se tient ?
Moïse s’est déchaussé sur la montagne de l’Horeb parce que Dieu s’est manifesté à lui à travers le buissons ardent : « le lieu où tu te tiens est une terre sainte » (Ex 3,5), lui dit le messager divin. Quelle est cette terre sainte sur laquelle on se déchausse en présence de Dieu ?
Il est certain que tout croyant est appelé à faire l’expérience d’Abraham, celle de Moïse et celle de Jacob. Oui, Dieu se tient aussi devant nous. Oui, nous sommes aussi appelés à nous déchausser en sa présence. Oui, nous pouvons aussi entendre notre nom et l’invitation à aller vers la terre que Dieu promet. Cette terre promise, terre immense, terre d’exploration, où Dieu se tient et où l’on se déchausse; cette terre, c’est le Livre des Écritures saintes. Le Livre est ouvert à tous. Le Livre est le lieu où Dieu se donne à lire, à entendre, à voir, à goûter. Le Livre est cette terre sainte que nous sommes invités à parcourir et même à conquérir. Dans les plis des pages de ce Livre, le Dieu invisible se laisse rencontrer. Est-ce si sûr ? Est-ce si simple ? Comment s’y prendre ?
Le magnifique texte qui suit apporte des réponses à ce type de questionnement. Il est de Daniel-Rops: Texte intégral de l’introduction à l’ouvrage de R. Tamisier, La Bible, livre de prière, Paris, Arthème Fayard, 1956. Cette introduction est signée par Daniel-Rops (Henri Petiot).
Nous le citons intégralement. Les notes, les liens, ainsi que les illustrations ne sont pas de l’auteur, mais ont été ajoutés pour une lecture plus aisée.
Emanuelle Pastore
Que la Bible soit un livre d’histoire, un extraordinaire livre d’histoire, le plus complet, le plus vivant mémorial qu’un peuple n’ait jamais légué aux générations futures, le fait ne laisse aucun doute et il est désormais ancré dans les esprits. Depuis que s’opère parmi nous, et spécialement dans le catholicisme français, ce grand retour vers la Sainte Écriture qui est un des traits majeurs de la spiritualité présente, nombreuses ont été les études qui ont visé à rattacher les données bibliques aux réalités de l’histoire, de l’archéologie, de la géographie, de la sociologie, dans les perspectives que l’illuminante encyclique de S. S. Pie XII, Divino afflante spiritu[2], a superbement ouvertes. Nous avons appris à situer les événements des deux Testaments dans le cadre de ceux que connaît l’histoire profane. Nous nous sommes habitués à entendre les leçons du Livre Saint selon les genres littéraires dans lesquels les auteurs inspirés ont voulu écrire. Et l’on ne dira jamais trop combien cette considération historique apportée à la Bible aura contribué à rapprocher de l’Écriture les âmes de notre temps. Mais, nécessaire, l’étude historique de la Bible est-elle suffisante ? S’en tenir à elle serait évidemment limiter la portée d’un texte qui se présente lui-même comme un message dicté par Dieu, comme chargé d’une signification autre qu’historique. Si l’Église enseignante conseille à ses fidèles de lire et de méditer la Bible, ce n’est pas pour les documenter sur les aventures d’un petit peuple sémitique dont l’importance apparaît beaucoup moins grande que celle des Égyptiens ou des Assyriens ; c’est, selon le mot de Benoit XV dans Spiritus Paraclitus[3], pour qu’ils s’approchent « de cette table de la doctrine céleste que Notre-Seigneur a dressée pour le peuple chrétien par le ministère de ses prophètes, de ses apôtres, de ses docteurs ». Table : soulignons le mot, que déjà utilisait l’Imitation de Jésus-Christ en parlant des deux tables placées par le Maître à la portée des fidèles : celle de l’autel, celle de l’Écriture. Tant il est vrai que, simultanément à l’Eucharistie, la Bible est nourriture de l’âme. Tel est donc le sens ultime de toute étude du Livre Saint.
Les disciples d’Emmaüs à table avec Jésus. Table de la Parole, table eucharistique. Arcabas.
Dans Divino Afflante Spiritu, S. S. Pie XII l’a profondément marqué. Après avoir dit combien il était utile de considérer les conditions historiques, sociales, humaines, dans lesquelles la Bible fut vécue en tant qu’événement et écrite en tant que document, il demande aux exégètes de faire « avant tout ressortir le contenu théologique », de l’expliquer si pertinemment, de l’inculquer avec tant de chaleur, qu’il advienne à leurs lecteurs ce qui arriva aux disciples de Jésus-Christ allant à Emmaüs, lorsqu’ils s’écrièrent, après avoir entendu les paroles du Maître : « Notre cœur n’était-il pas tout brûlant au dedans de nous lorsqu’il nous découvrit les Écritures ? » Et qu’ainsi les Lettres divines deviennent une source pure et permanente de vie spirituelle.
Source de vie spirituelle : la formule pontificale signifie plus encore qu’une recherche du sens de la Bible, puisqu’aussi bien nul n’ignore qu’au-delà du sens littéral, l’Église a toujours enseigné l’existence d’autres sens, d’ordre spirituel, que l’Écriture elle-même révèle, que les Pères, unanimes, ont souligné, que l’usage liturgique éclaire. Comprendre le sens spirituel de l’Écriture sainte, c’est discerner Dieu en action dans les événements de l’histoire ; c’est reconnaître ses intentions et percevoir ses leçons sous le voile du signe et du symbole : mais c’est aussi tirer de cette vaste accumulation de textes et d’événements des leçons qui s’adressent directement, personnellement, à nous. Le sens spirituel de la Bible est inséparable du sens historique ; c’est à travers le déroulement des faits que s’affirme la signification du Peuple Élu et de sa destinée ; c’est l’ascension spirituelle d’Israël qui donne à son histoire sa direction et sa portée. Mais on ne comprend pleinement ce sens même qu’en le rapportant à nous, en sachant bien que tout homme est en soi-même un Israël en marche vers la Révélation suprême, travaillant — au prix de maints efforts, de maintes chutes, — à saisir la vérité et à en vivre, un Israël en attente du Sauveur.
En nul autre domaine plus qu’en matière de science biblique, la puissance suprême de compréhension relève de ce que Pascal désignait de son beau mot secret : « le cœur ». Il faut prier avec la Bible pour pénétrer vraiment la Bible. Il faut se placer tout entier dans l’attitude spirituelle qui est celle de ses héros et de ses écrivains, dans son intention profonde. Il faut en soi laisser résonner ses grands thèmes, éprouver les grands mouvements d’âme qui la traversent. C’est par là, dans ces conditions, que la Bible devient authentiquement un « livre de prière », lorsque l’âme retentit du cri d’exaltation que lançait le Psalmiste : « Que nos mains levées soient comme l’offrande du soir ! » Il faut le reconnaître, cet aspect de la Bible n’est pas celui qui frappe tout d’abord le chrétien qui, sans grande préparation, aborde le Livre Saint. Il advient même que d’aucuns soient profondément déçus (et c’est pourquoi certains évêques ont mis en garde contre le danger qu’il y a à placer la Bible, et surtout l’Ancien Testament, entre les mains de n’importe qui). Ces honnêtes croyants s’attendaient à trouver, dans le plus saint des livres, des formules exaltantes pour l’âme, chaleureuses au cœur, du genre de celles qu’ils vont chercher dans L’Imitation de Jésus-Christ[4].
D’autres espéraient, rien qu’en ouvrant au hasard les pages, découvrir quelqu’un de ces thèmes profonds de méditation qu’on est sûr de rencontrer si l’on prend les Pensées de Pascal. D’autres voudraient y puiser des maximes morales, qu’ils appliqueraient telles quelles dans leur existence quotidienne. À de tels usages, qu’on dirait volontiers élémentaires, le texte saint se dérobe. Là où l’on croyait se rafraîchir l’âme, on tombe sur les plus ennuyeuses énumérations de rites et de commandements qui aient jamais été écrites. Là où l’on attendait du profond, on lit, l’œil amusé, des aventures dont le pittoresque n’apparaît point d’emblée comme très enrichissant. Et si c’est de préceptes moraux qu’on est en quête, mieux vaut ne pas trop scruter le détail des aventures matrimoniales de certains héros bibliques !
Il faut bien l’admettre : La Bible n’a rien d’un manuel de dévotion, et, en dehors de la plupart des textes évangéliques et d’une grande partie des textes sapientiaux, elle ne prétend point à concurrencer L’Imitation[5] ni même les Exercices spirituels[6] de saint Ignace de Loyola. Beaucoup plus qu’un livre de prières, elle est un livre de prière : il est vrai que, si souvent, le pluriel affadit le singulier ! Est-ce donc un paradoxe que de dire que la Bible nourrit la vie intérieure du chrétien ? Non, à condition de prendre ce terme de « vie intérieure » dans un sens autre que celui, spécifique, que lui donne notre langage. La vie intérieure, dit justement Dom Célestin Charlier, « est partout dans la Bible, en un sens plus profond qui ne la distingue adéquatement ni du dogme, ni de la morale, ni de la technique, ni de l’expérience vivante, ni de l’intelligence, ni du cœur, ni de la foi, ni de l’Amour, ni du Verbe, ni de l’Esprit ».
C’est là une expérience à la lettre « totalitaire » ; entrer dans la Bible, c’est apprendre à vivre religieusement ; c’est sentir, selon un mot ravissant de Mgr Richaud, « la religieuse poésie de l’existence » ; c’est découvrir que tout, dans la vie, est ordonné à Dieu et se déroule en sa présence ; c’est faire, de tout ce qui est, oraison et consécration. C’est par là d’abord que la Bible est un admirable Livre de prière, d’une prière qui n’est jamais détachée de la vie. – Qu’on se souvienne des adjurations répétées par tant des écrivains sacrés, Joël, l’Ecclésiaste[7], l’Ecclésiastique[8], le Psalmiste et tant d’autres, pour que la vraie prière soit la conversion du cœur ! – On prie avec la Bible, on prie par la Bible dès qu’on est entré dans son climat. Pas plus qu’un ouvrage de dévotion ou un recueil de méditations, elle n’est un livre de théorie froide et morte : on y voit à l’œuvre une force vivante ; on y sent la prière se faire lumière, dans un mystérieux échange entre l’homme et Dieu. C’est sans doute pourquoi tant d’âmes se sont avouées remuées, ébranlées, rénovées jusque dans leurs profondeurs les plus intimes, par la lecture de ce texte en apparence si encombré de sécheresses et de développements inutiles. On l’a comparée à un désert qu’il faut traverser pour découvrir de l’eau vive. Mais l’eau vive est là, partout présente sous les sables, prompte à surgir en fontaines jaillissantes. Il n’est pour la trouver que d’en avoir le désir.
Mandala biblique sur le thème de la source jaillissante.
Livre de prière, la Bible l’est donc en quelque sorte globalement, en plaçant celui qui se confie à elle dans un climat d’oraison, — celui-là même où a vécu le peuple dont elle rapporte l’histoire. Mais, sur un plan plus étroit, celui qu’on peut appeler de la dévotion personnelle, elle n’est pas sans donner beaucoup. C’est déjà un fait considérable qu’elle enseigne la nécessité de la prière et qu’elle la conçoive, bien avant que saint Jean le dise, comme une « adoration en esprit et en vérité ». Mais, formellement, pratiquement, le Livre Saint est tout jalonné d’innombrables et admirables prières que le croyant peut répéter pour exprimer ses plus purs sentiments de foi, d’espérance et d’amour. Ne parlons pas seulement de celles, sublimes, qu’on lit dans le Nouveau Testament, sur les lèvres du Christ Jésus ou de sa Mère, ou sur celles du saint vieillard Siméon ou du Centurion au cœur humble qui habitait Capharnaüm, voire sous la plume des Apôtres. L’Ancien Testament aussi est riche de formules, belles et simples qui sont merveilleusement adaptées aux aspirations de l’âme. Le Psautier en fourmille, qui offre un champ illimité à qui veut prier en se servant des pièces lyriques qui le composent. Mais ce n’est pas seulement aux Psaumes que s’adressent les mots de saint Augustin : « Comme je criais vers toi, Mon Dieu, lorsque je lisais les Psaumes de David, ces chants si pleins de foi, qui respirent la piété et écartent l’orgueil ! Comme ils m’enflammaient d’amour ! Comme en moi brûlait le désir de les chanter à la terre entière ! »
Prières de la Bible, prières dans la Bible. Qu’on pense à la prière d’intercession d’Abraham au chapitre 18 de la Genèse et à l’imploration de Moïse après la destruction du Veau d’Or, à l’humble action de grâces de David en réponse aux promesses du prophète Nathan (2 Samuel 7, 18-19), à la prière tout ensemble glorieuse et fidèle de Salomon dédiant le Temple. Qu’on pense aux prières du livre d’Esdras, et de Daniel, et d’Ézéchias, et de Baruch. Qu’on relise ce Proverbe (30,7-9) où l’âme fidèle demande à Dieu, tout uniment, de la faire vivre dans la sincérité et la simplicité et l’équité. Prière de louange et prière de demande, prière de repentir et prière de gratitude, toutes les formes de la prière qui nous sont familières se trouvent dans la Bible : il n’est que d’aller les chercher.
Il en est qui sont familières au chrétien. Parce que la liturgie de l’Église en fait usage et les lui propose fréquemment. Le cri de notre adoration, le Sanctus[9], le cri de notre angoisse, le De Profundis[10] y le cri de notre repentir, le Miserere[11], le cri de notre gratitude, le Magnificat[12] y viennent tout droit de la Bible, et plus précisément de l’Ancien Testament, soit qu’ils lui soient directement empruntés, soit qu’ils soient en quelque sorte faits de sa substance. Mais, plus généralement, c’est la Liturgie tout entière qui emprunte à la Bible son langage d’oraison. Moyen de prière dans la vie intérieure du fidèle chrétien, la Bible l’est bien davantage encore dans cette autre forme de prière qu’est le culte public, dans cette prière collective, ecclésiale, dont le sens se ravive si heureusement parmi nous.
Ce n’est évidemment point par hasard que l’office du chœur est, en somme, constitué par la récitation hebdomadaire du Psautier, que le Bréviaire amène les prêtres à faire, en un an, une lecture symboliquement intégrale de la Bible. Ce n’est point en vain que les plus grandes fêtes de l’année, — Noël, Épiphanie, Pâques et Pentecôte — sont accompagnées par la liturgie d’un choix de textes pris dans les parties les plus diverses de la Bible, comme pour bien faire sentir l’unité du message divin. Par le seul fait que nous sommes chrétiens, nous prions avec la Bible, nous qui ne pouvons atteindre notre fin personnelle que dans la société sainte des élus, dans le corps mystique que le Christ anime de sa vie. Par là encore, la Bible est authentiquement livre de prière, elle nous associe à l’Église tout entière ordonnée à notre espérance de salut.
Prier avec la Bible, prier par la Bible, personnellement ou liturgiquement, ce n’est rien d’autre que participer au souffle, au grand souffle de l’Esprit qui, un jour, il y a quatre mille ans, vint frapper au cœur un petit sémite nomade du pays d’Ur en Chaldée, qui, durant deux mille ans, anima les Patriarches, les Rois, les Prophètes, qui gonfla dans la poitrine du Peuple Élu en une invincible espérance, le même qui balaya l’air au jour de la Pentecôte, laissant les spectateurs stupéfaits. D’Abraham au plus modeste, au plus indigne d’entre nous, pas de rupture : une filiation impérieuse, une mystérieuse fidélité.
Voilà ce qu’il faut bien avoir présent à l’esprit si l’on veut comprendre la Bible, par-delà ses aridités et ses étrangetés. Ici l’explication par le type et le symbole prend tout son sens. Si je comprends vraiment, profondément, que c’est à moi, à moi-même, que le Dieu Unique a offert son Alliance, que c’est à moi que Yahweh a parlé au haut du Sinaï, que c’est à moi que, du fond des temps, l’esprit de prophétie a promis le Salut, que c’est pour moi que le saint homme Job a poussé son cri sublime : « et moi je sais que mon Rédempteur est vivant », si je sais, si je crois tout cela, alors la Bible prend pour moi sa signification plénière. Tout ce qui, dans le Texte, pouvait me déconcerter, s’éclaire. Je l’accepte tout entière telle que Dieu l’a faite, et elle me parle mystérieusement au cœur.
Le destin du petit peuple que la Bible nous rapporte n’est pas seulement un destin historique, comme chaque peuple de la terre en possède un. Il est particulièrement investi d’une signification. Toute l’histoire humaine, sans doute, « ce long enchaînement des causes particulières qui font et défont les empires, comme dit Bossuet, dépend des ordres secrets de la Providence ». Mais le dessein formel et très précis de la Bible est de montrer explicitement aux hommes que « toute leur histoire, tout ce qui leur arrivait de jour en jour, n’était qu’un perpétuel développement des oracles que le Saint-Esprit leur avait laissés». La leçon, mille fois répétée par les textes bibliques, — au contraire de celle que proposait le paganisme gréco-romain, — est que l’homme, sur cette terre, n’est pas le destin aveugle, qu’il est entre les mains d’une Puissance, d’un Principe, d’un Dieu personnel, de qui tout dépend et qui veut le mener à sa fin véritable. Voilà ce qui crée et établit d’un bout à l’autre le climat religieux dans lequel nous place la lecture de la Bible. Religion : ce qui nous relie, et qui nous unit à Dieu même. Il est impossible de comprendre le Livre des Livres sans se sentir perpétuellement dans la dépendance, dans la sujétion à Dieu.
« Quand je lis la Sainte Bible, écrit profondément l’abbé Roger Poelman, sans doute j’apprends les actes historiques de la foi religieuse des hommes mais je découvre surtout quelque chose qui est caché, révélé dans le cœur de Dieu. Dieu entrant dans le cœur de l’homme, Dieu appelant l’homme. D’où ce grand sens de la vocation d’un homme pour le salut du monde : Dieu partageant son Amour, Dieu nous introduisant petit à petit dans le mystère qu’il porte en Lui et qu’il est en train de donner au monde. Dieu se révélant au Monde, Dieu le Père, Dieu se communiquant, Dieu appelant, Dieu espérant, Dieu attendant, Dieu bon est là ! » Cela, c’est à travers l’histoire d’Abraham que nous le découvrons : mais c’est en vérité toute l’histoire de la vocation humaine qui est signifiée par là, mon histoire, celle de l’option devant laquelle je suis perpétuellement placé : entrer dans les desseins de Dieu ou m’y refuser.
Tous les grands épisodes de la Bible sont ainsi revêtus de cette signification personnelle qui leur donne leur vrai sens, le sens qui me concerne : tous ont, d’une façon ou d’une autre, une portée d’oraison. Que je lise le chapitre du Déluge, ou ceux où nous sont rapportés les hauts faits, pittoresques, de Samson, ou celui où David, oint de Dieu, cède à la tentation adultère, c’est tout le drame de l’homme, aux prises avec le péché, qui se propose à ma méditation. Avec Moïse et sa longue histoire, ce que j’apprends c’est que toute faute mérite sanction, mais aussi qu’il existe une Souveraine Miséricorde. Si je lis l’aventure romanesque de Joseph, pleine d’incidents riches d’astuce, deux grandes leçons s’en dégagent, celle de la pureté et celle de la charité qui pardonne. Et si je considère Jacob au gué du Yabboq, c’est tout le drame spirituel qui se présente à moi avec ses caractères, ce combat spirituel « aussi brutal que la bataille d’hommes » dont parle Rimbaud.
Voilà ce qu’il ne faut pas perdre de vue un instant lorsqu’on lit la Bible en tant que livre d’histoire : qu’elle nous rapporte une histoire sainte. Par là, on peut dire que tout en elle est prière, s’il est vrai que prier c’est hâter l’accomplissement du vœu que chaque jour les chrétiens adressent au Père : « Que Votre Règne arrive. » Israël — même quand il se laissait porter, par faiblesse humaine, à la trahison et à l’infidélité, — en avait pleinement conscience. C’est pourquoi, malgré tant d’apparences contraires, toute l’existence de ce peuple était une vie d’oraison. Israël, peuple qui prie, a appris à toutes les autres nations « à prier le Dieu un et trine, le Dieu éternel et omniprésent, le Dieu saint et juste, le Dieu bon et miséricordieux. Par là, la Bible a déversé sur l’humanité un torrent bouillonnant de force ». Ouvrons le Psautier, l’inépuisable recueil des textes sublimes auquel on pense tout de suite lorsqu’on parle de prière biblique. Par ses origines, sa composition, son style, il est inscrit dans un déroulement de faits historiques. Il appartient à une époque. Il évoque, en substance, l’âme des temps qui suivirent l’Exil à Babylone, ces temps à la fois de ferveur et d’angoisse où le Peuple élu éprouvait la joie de la liberté restituée, mais aussi la tristesse d’une gloire ancienne perdue. Alors, on reprit les anciens chants de foi, — dont beaucoup dataient du temps déjà lointain du roi David —, on les adapta aux besoins nouveaux, à des doctrines spirituelles qui étaient devenues plus riches. On accueillit dans les collections officielles les poèmes où des âmes pieuses avaient exprimé leurs sentiments religieux, leurs souffrances, leurs réflexions, leurs espérances. Tous les psaumes portent plus ou moins la marque du temps, de ce temps où les Israélites étaient soumis à des païens, plongés dans le désarroi, et cependant jetés dans une invincible espérance par la voix des prophètes et confirmés en elle par celle des Sages qui les suivirent. Mais ce livre ainsi composé, comme il aboutit à un enseignement personnel ! comme il parle à notre cœur! De même que celles du Peuple Élu, notre foi et notre espérance n’ont-elles pas à s’alimenter dans la méditation des Merveilles divines ? Notre déréliction et notre angoisse n’ont-elles pas, pour seul soutien, la même certitude qui s’affirmait dans l’âme d’Israël ? Ce peuple qui prie est le modèle, le témoin de tout homme qui veut prier, de tout homme qui prie. C’est pourquoi rien qu’en l’écoutant, on va aux profondeurs de l’âme.
Lorsqu’on lit ainsi la Bible, en tant que livre de prière, en même temps que dans un climat spirituel, on est placé dans un climat proprement théologique. L’intelligence s’y trouve comblée autant que l’âme et le cœur. En apparence, c’est une chose de lire la Bible à genoux, dans le silence, comme faisaient sainte Thérèse de Lisieux ou le Père de Foucauld, pour y trouver de quoi s’exalter spirituellement, et c’est une chose que d’en scruter le texte pour savoir ce qu’il nous révèle de Dieu. Mais, en fait, c’est la même chose. A qui se confie à la Bible, livre de prière, Dieu se fera non seulement plus proche par l’élan intérieur mais aussi par la connaissance qu’il en acquerra. Jamais sans doute la formule de saint Anselme : le fides quarens intellectum[13], n’est plus valable. Il n’est sur terre aucun livre spirituel, aucun traité de théologie, aucune somme qui nous en apprenne autant sur Dieu que le Livre des Livres. Léon XIII n’a-t-il pas dit qu’il trouvait dans la Bible « l’âme même de la théologie » ? Pascal nous a dit pourquoi : « Dieu parle bien de Dieu. » Cette révélation de Dieu dans la Bible qui n’est pas une révélation idéologique, mais un contact de vivant, nous met en sa présence sans cesse et de diverses manières. Sans cesse : et c’est là la grande leçon de l’histoire d’Israël, la leçon que tous ses saints, ses prophètes et ses sages ont inlassablement répétée, que nous vivons en la présence de Dieu, que rien n’échappe à son regard, que tout dépend de sa volonté, qu’il est à la fois omniprésent, omniscient, et omniagissant. Même si, de la lecture de la Bible, nous ne retirions que le rappel de cette certitude, l’essentiel serait acquis déjà. Savoir cela, le savoir du plus profond du cœur et de l’esprit, c’est déjà l’attitude spirituelle entre toutes : c’est déjà prier.
Mais c’est aussi Dieu dans tous ses attributs que nous découvrons dans la Bible, que nous prions avec la Bible. Le lecteur sera certainement émerveillé de constater que tout ce qu’il a désiré connaître de Dieu est là. Avec la Bible, vous prierez Dieu dans l’œuvre de sa création : relisez l’admirable psaume 104, où toute cette Création est évoquée, louée, magnifiée, ou le Cantique des Enfants dans la fournaise. Avec la Bible, vous rendrez hommage au Dieu créateur, celui qui a fait l’homme, qui a tiré votre chair de la terre inerte, et qui a engagé l’humanité entière dans une ascension dont le but ultime est de le rejoindre. Avec la Bible, vous prierez la Sagesse incréée, qui régit le monde et sait tout de l’homme, qui a fixé les principes des sociétés, en leur proposant pour norme l’amitié divine. Vous prierez le Dieu de la Justice, qui châtie et qui récompense, qui a dicté à Moïse les exactes lois, et qui, dans la pensée des Prophètes, a fait grandir et progresser la religion intérieure, celle de la conscience. Mais par-dessus tout, avec la Bible, vous prierez l’amour de Dieu. C’est là ce qu’atteste, ce que proclame avec une insistance et une confiance égales, le Livre Saint d’un bout à l’autre de ses pages. Cet amour, il était affirmé déjà dans le Deutéronome. Les Psaumes l’ont cent fois répété, cet amour tendre et prévenant, exigeant et fort, l’amour d’un père vraiment, que le Christ affirmera de façon définitive dans la prière des prières, mais que déjà David, dans le Psaume 103 avait parfaitement cerné. Saint Paul, dans le célèbre passage de sa lettre aux chrétiens d’Éphèse n’a, au fond, fait qu’expliciter ce qui, dans l’Ancien Testament, était présupposé, partiellement formulé, en tout cas admis d’une confiante espérance. Prier avec la Bible, c’est se donner à un Dieu qui n’est pas seulement de vérité et de justice, mais d’amour et de miséricorde, le Dieu déjà de « l’Éternelle Consolation ! »
Pratiquement la prière biblique comporte des conséquences dans la vie de l’homme : elle n’est point parole vaine. S’il est vrai que je n’échappe pas au regard de Dieu, si je ne puis me dérober à sa volonté — est-ce que Jonas a pu échapper au Seigneur en s’embarquant pour Tarsis et les îles ? — mon existence doit être régie par lui. Dans ma vie privée comme dans la vie sociale, l’homme a toujours à choisir entre deux idées : celle qui est éclairée par la lumière ineffable et celle qui mène aux zones de ténèbres. La prière biblique est donc un permanent enseignement moral. Elle répétera à l’homme de fuir le plus dangereux des vices, l’orgueil, source des grandes misères humaines, de qui procèdent la violence, le mensonge et la calomnie. Elle lui enseignera la modération, la discrétion, l’indulgence et le pardon des offenses ; elle exigera de lui la pureté, qui arrache l’homme aux servitudes de la chair et lui permet de vivre selon l’Esprit. En somme, tout ce qui apparaît à un chrétien comme fondamental dans son expérience religieuse se trouve là, formulé, dans les pages du Livre des Livres : ce n’est pas seulement une théologie, un traité spirituel, mais aussi un catéchisme et un précis de morale qu’on peut constituer en prenant dans le Livre Saint des passages chargés de sève. En le prenant comme livre de prière, on est sûr d’y trouver tout ce dont l’âme a besoin.
A qui lira l’Ancien Testament, il apparaîtra, une fois de plus, dans une vérité d’évidence cette idée, chère aux Pères, que l’Ancien Testament prépare le Nouveau, et trouve en lui seul son accomplissement. « Moulin mystique » qu’on voit au chapiteau de Vézelay…
Le moulin mystique est un des chapiteaux les plus célèbres de l’église de Vézelay. Deux mondes se rencontrent dans la scène du Moulin mystique, scène décrite par Suger qui la fit représenter sur un vitrail de Saint-Denis. À gauche, le personnage versant du grain dans le moulin, c’est Moïse, figure de l’Ancien Testament ; celui de droite, c’est saint Paul, représentant du Nouveau Testament. L’un est dans l’ombre, l’autre dans la lumière. Mais surtout, c’est la roue du moulin, cette forme parfaite qui lui apporte le mouvement, qui est en pleine lumière : le sculpteur l’a légèrement désaxée pour qu’elle soit toujours frappée par la lumière du sud ; et le moulin, ici, c’est le Christ, venu tirer la substance de la Loi ancienne pour la renouveler dans le message des Évangiles.
Tout l’Ancien Testament, toutes les prières, tous les psaumes qu’il contient, sont expressément tournés vers l’avenir. Ils exaltent une espérance qui défie toutes les misères du temps, toutes les servitudes et les douleurs. Cette espérance, au long des pages du Livre Saint, elle se concrétise peu à peu dans la figure mystérieuse de Celui qui viendra sur les collines pour assurer le jugement des impies et une juste rétribution, pour établir le Règne de Dieu sur l’Univers. C’est lui que les Psaumes présentent comme un « oint » ; un roi investi d’une fonction sainte ; que les prophètes annoncent sous les traits du Pasteur qui rassemblera les brebis dispersées ; que le livre de Daniel montre comme un « Fils d’homme » venant sur les nuées du Ciel procéder au dernier jugement, qu’Isaïe, dans les plus poignants de ses passages, voit en serviteur du peuple donnant pour lui sa vie, en agneau conduit au sacrifice et offrant son sang pour arracher l’humanité aux justes colères de Dieu. Prier avec la Bible, prier par la Bible, c’est aussi prendre conscience de la grande réalité messianique et y adhérer de toute son âme, de tout son esprit.
C’est en définitive au Messie, à l’Oint de Dieu, que s’adresse notre prière quand nous prions avec la Bible. Il est facile de montrer, par les textes, que tout ce qui, dans l’Ancien Testament, était indiqué de façon souvent encore incomplète et parfois difficile à saisir, se trouve dans le Nouveau, accompli, explicite. La réponse de l’homme à l’amour de Dieu, encore si souvent hésitante, voire balbutiante, dans les textes de l’Ancienne Alliance, la voici formulée de façon plénière dans ceux du Nouveau.Il est encore une autre raison qui doit inciter les chrétiens à prier avec la Bible, à prier par la Bible ; c’est que, on l’oublie trop souvent, les Psaumes, les Cantiques, les prières de l’Ancien Testament, ont été les manuels de prière du Christ, de la Vierge, des Apôtres. Il suffit de lire avec soin les paroles prononcées par Jésus, ou celles, rares et précieuses, qui sortirent des lèvres de sa mère, pour y retrouver l’écho immédiat et fidèle des textes bibliques : le Magnificat, par exemple, est littéralement une mosaïque de citations de la Bible, tant l’âme sainte de la Vierge Mère était pénétrée de la substance même de l’Oraison biblique. Et dans les prières peu nombreuses, mais toutes sublimes, que l’Évangile nous a conservées du Seigneur, même et surtout dans le Notre Père, il est aisé de retrouver la trace de tout l’immense élan d’oraison qui, durant des siècles, avait traversé l’âme de ce peuple dont Jésus, homme, était le fils. La prière de l’Ancien Testament n’a évidemment trouvé sa signification normale, elle n’est devenue une prière universellement humaine, que lorsque le Christ Jésus l’a prise à son compte, située dans une lumière nouvelle, investie d’une signification nouvelle. Mais sur la route que chaque homme a à faire vers cette lumière, difficile, pleine de cahots, la voix de ceux qui ont, eux aussi, marché vers cette lumière est bonne et réconfortante à entendre : prières de l’homme plutôt que prières divines, et peut-être à ce titre plus proches de nous.
Voilà ce qu’est prier avec la Bible, prier par la Bible. La dernière prière de tout le Texte Saint, celle sur laquelle se clôt l’ultime livre, celui de l’Apocalypse, en quelques mots résume toutes les raisons que nous avons de le faire. « Venez, Seigneur Jésus ! » Et voici la réponse du Dieu de vie : « Oui, je viens… »
Daniel-Rops
Un jour, Abraham entendit la voix de Dieu qui prononçait son nom pour lui dire : « Quitte ton pays et va vers la terre que je t’indique » (Gn 12,1). Dieu nous guide-t-il nous aussi vers une terre nouvelle ? Laquelle ?
Une nuit, à Béthel, Jacob eut un songe. Dieu se tenait devant lui, mais Jacob ne l’apprit qu’après coup : « Dieu est en ce lieu et je ne le savais pas! » (Gn 28,16), dit-il. Quel est donc ce lieu où Dieu se tient ?
Moïse s’est déchaussé sur la montagne de l’Horeb parce que Dieu s’est manifesté à lui à travers le buissons ardent : « le lieu où tu te tiens est une terre sainte » (Ex 3,5), lui dit le messager divin. Quelle est cette terre sainte sur laquelle on se déchausse en présence de Dieu ?
Il est certain que tout croyant est appelé à faire l’expérience d’Abraham, celle de Moïse et celle de Jacob. Oui, Dieu se tient aussi devant nous. Oui, nous sommes aussi appelés à nous déchausser en sa présence. Oui, nous pouvons aussi entendre notre nom et l’invitation à aller vers la terre que Dieu promet. Cette terre promise, terre immense, terre d’exploration, où Dieu se tient et où l’on se déchausse; cette terre, c’est le Livre des Écritures saintes. Le Livre est ouvert à tous. Le Livre est le lieu où Dieu se donne à lire, à entendre, à voir, à goûter. Le Livre est cette terre sainte que nous sommes invités à parcourir et même à conquérir. Dans les plis des pages de ce Livre, le Dieu invisible se laisse rencontrer. Est-ce si sûr ? Est-ce si simple ? Comment s’y prendre ?
Le magnifique texte qui suit apporte des réponses à ce type de questionnement. Il est de Daniel-Rops: Texte intégral de l’introduction à l’ouvrage de R. Tamisier, La Bible, livre de prière, Paris, Arthème Fayard, 1956. Cette introduction est signée par Daniel-Rops (Henri Petiot).
Nous le citons intégralement. Les notes, les liens, ainsi que les illustrations ne sont pas de l’auteur, mais ont été ajoutés pour une lecture plus aisée.
Emanuelle Pastore
Que la Bible soit un livre d’histoire, un extraordinaire livre d’histoire, le plus complet, le plus vivant mémorial qu’un peuple n’ait jamais légué aux générations futures, le fait ne laisse aucun doute et il est désormais ancré dans les esprits. Depuis que s’opère parmi nous, et spécialement dans le catholicisme français, ce grand retour vers la Sainte Écriture qui est un des traits majeurs de la spiritualité présente, nombreuses ont été les études qui ont visé à rattacher les données bibliques aux réalités de l’histoire, de l’archéologie, de la géographie, de la sociologie, dans les perspectives que l’illuminante encyclique de S. S. Pie XII, Divino afflante spiritu[2], a superbement ouvertes. Nous avons appris à situer les événements des deux Testaments dans le cadre de ceux que connaît l’histoire profane. Nous nous sommes habitués à entendre les leçons du Livre Saint selon les genres littéraires dans lesquels les auteurs inspirés ont voulu écrire. Et l’on ne dira jamais trop combien cette considération historique apportée à la Bible aura contribué à rapprocher de l’Écriture les âmes de notre temps. Mais, nécessaire, l’étude historique de la Bible est-elle suffisante ? S’en tenir à elle serait évidemment limiter la portée d’un texte qui se présente lui-même comme un message dicté par Dieu, comme chargé d’une signification autre qu’historique. Si l’Église enseignante conseille à ses fidèles de lire et de méditer la Bible, ce n’est pas pour les documenter sur les aventures d’un petit peuple sémitique dont l’importance apparaît beaucoup moins grande que celle des Égyptiens ou des Assyriens ; c’est, selon le mot de Benoit XV dans Spiritus Paraclitus[3], pour qu’ils s’approchent « de cette table de la doctrine céleste que Notre-Seigneur a dressée pour le peuple chrétien par le ministère de ses prophètes, de ses apôtres, de ses docteurs ». Table : soulignons le mot, que déjà utilisait l’Imitation de Jésus-Christ en parlant des deux tables placées par le Maître à la portée des fidèles : celle de l’autel, celle de l’Écriture. Tant il est vrai que, simultanément à l’Eucharistie, la Bible est nourriture de l’âme. Tel est donc le sens ultime de toute étude du Livre Saint.
Les disciples d’Emmaüs à table avec Jésus. Table de la Parole, table eucharistique. Arcabas.
Dans Divino Afflante Spiritu, S. S. Pie XII l’a profondément marqué. Après avoir dit combien il était utile de considérer les conditions historiques, sociales, humaines, dans lesquelles la Bible fut vécue en tant qu’événement et écrite en tant que document, il demande aux exégètes de faire « avant tout ressortir le contenu théologique », de l’expliquer si pertinemment, de l’inculquer avec tant de chaleur, qu’il advienne à leurs lecteurs ce qui arriva aux disciples de Jésus-Christ allant à Emmaüs, lorsqu’ils s’écrièrent, après avoir entendu les paroles du Maître : « Notre cœur n’était-il pas tout brûlant au dedans de nous lorsqu’il nous découvrit les Écritures ? » Et qu’ainsi les Lettres divines deviennent une source pure et permanente de vie spirituelle.
Source de vie spirituelle : la formule pontificale signifie plus encore qu’une recherche du sens de la Bible, puisqu’aussi bien nul n’ignore qu’au-delà du sens littéral, l’Église a toujours enseigné l’existence d’autres sens, d’ordre spirituel, que l’Écriture elle-même révèle, que les Pères, unanimes, ont souligné, que l’usage liturgique éclaire. Comprendre le sens spirituel de l’Écriture sainte, c’est discerner Dieu en action dans les événements de l’histoire ; c’est reconnaître ses intentions et percevoir ses leçons sous le voile du signe et du symbole : mais c’est aussi tirer de cette vaste accumulation de textes et d’événements des leçons qui s’adressent directement, personnellement, à nous. Le sens spirituel de la Bible est inséparable du sens historique ; c’est à travers le déroulement des faits que s’affirme la signification du Peuple Élu et de sa destinée ; c’est l’ascension spirituelle d’Israël qui donne à son histoire sa direction et sa portée. Mais on ne comprend pleinement ce sens même qu’en le rapportant à nous, en sachant bien que tout homme est en soi-même un Israël en marche vers la Révélation suprême, travaillant — au prix de maints efforts, de maintes chutes, — à saisir la vérité et à en vivre, un Israël en attente du Sauveur.
En nul autre domaine plus qu’en matière de science biblique, la puissance suprême de compréhension relève de ce que Pascal désignait de son beau mot secret : « le cœur ». Il faut prier avec la Bible pour pénétrer vraiment la Bible. Il faut se placer tout entier dans l’attitude spirituelle qui est celle de ses héros et de ses écrivains, dans son intention profonde. Il faut en soi laisser résonner ses grands thèmes, éprouver les grands mouvements d’âme qui la traversent. C’est par là, dans ces conditions, que la Bible devient authentiquement un « livre de prière », lorsque l’âme retentit du cri d’exaltation que lançait le Psalmiste : « Que nos mains levées soient comme l’offrande du soir ! » Il faut le reconnaître, cet aspect de la Bible n’est pas celui qui frappe tout d’abord le chrétien qui, sans grande préparation, aborde le Livre Saint. Il advient même que d’aucuns soient profondément déçus (et c’est pourquoi certains évêques ont mis en garde contre le danger qu’il y a à placer la Bible, et surtout l’Ancien Testament, entre les mains de n’importe qui). Ces honnêtes croyants s’attendaient à trouver, dans le plus saint des livres, des formules exaltantes pour l’âme, chaleureuses au cœur, du genre de celles qu’ils vont chercher dans L’Imitation de Jésus-Christ[4].
D’autres espéraient, rien qu’en ouvrant au hasard les pages, découvrir quelqu’un de ces thèmes profonds de méditation qu’on est sûr de rencontrer si l’on prend les Pensées de Pascal. D’autres voudraient y puiser des maximes morales, qu’ils appliqueraient telles quelles dans leur existence quotidienne. À de tels usages, qu’on dirait volontiers élémentaires, le texte saint se dérobe. Là où l’on croyait se rafraîchir l’âme, on tombe sur les plus ennuyeuses énumérations de rites et de commandements qui aient jamais été écrites. Là où l’on attendait du profond, on lit, l’œil amusé, des aventures dont le pittoresque n’apparaît point d’emblée comme très enrichissant. Et si c’est de préceptes moraux qu’on est en quête, mieux vaut ne pas trop scruter le détail des aventures matrimoniales de certains héros bibliques !
Il faut bien l’admettre : La Bible n’a rien d’un manuel de dévotion, et, en dehors de la plupart des textes évangéliques et d’une grande partie des textes sapientiaux, elle ne prétend point à concurrencer L’Imitation[5] ni même les Exercices spirituels[6] de saint Ignace de Loyola. Beaucoup plus qu’un livre de prières, elle est un livre de prière : il est vrai que, si souvent, le pluriel affadit le singulier ! Est-ce donc un paradoxe que de dire que la Bible nourrit la vie intérieure du chrétien ? Non, à condition de prendre ce terme de « vie intérieure » dans un sens autre que celui, spécifique, que lui donne notre langage. La vie intérieure, dit justement Dom Célestin Charlier, « est partout dans la Bible, en un sens plus profond qui ne la distingue adéquatement ni du dogme, ni de la morale, ni de la technique, ni de l’expérience vivante, ni de l’intelligence, ni du cœur, ni de la foi, ni de l’Amour, ni du Verbe, ni de l’Esprit ».
C’est là une expérience à la lettre « totalitaire » ; entrer dans la Bible, c’est apprendre à vivre religieusement ; c’est sentir, selon un mot ravissant de Mgr Richaud, « la religieuse poésie de l’existence » ; c’est découvrir que tout, dans la vie, est ordonné à Dieu et se déroule en sa présence ; c’est faire, de tout ce qui est, oraison et consécration. C’est par là d’abord que la Bible est un admirable Livre de prière, d’une prière qui n’est jamais détachée de la vie. – Qu’on se souvienne des adjurations répétées par tant des écrivains sacrés, Joël, l’Ecclésiaste[7], l’Ecclésiastique[8], le Psalmiste et tant d’autres, pour que la vraie prière soit la conversion du cœur ! – On prie avec la Bible, on prie par la Bible dès qu’on est entré dans son climat. Pas plus qu’un ouvrage de dévotion ou un recueil de méditations, elle n’est un livre de théorie froide et morte : on y voit à l’œuvre une force vivante ; on y sent la prière se faire lumière, dans un mystérieux échange entre l’homme et Dieu. C’est sans doute pourquoi tant d’âmes se sont avouées remuées, ébranlées, rénovées jusque dans leurs profondeurs les plus intimes, par la lecture de ce texte en apparence si encombré de sécheresses et de développements inutiles. On l’a comparée à un désert qu’il faut traverser pour découvrir de l’eau vive. Mais l’eau vive est là, partout présente sous les sables, prompte à surgir en fontaines jaillissantes. Il n’est pour la trouver que d’en avoir le désir.
Mandala biblique sur le thème de la source jaillissante.
Livre de prière, la Bible l’est donc en quelque sorte globalement, en plaçant celui qui se confie à elle dans un climat d’oraison, — celui-là même où a vécu le peuple dont elle rapporte l’histoire. Mais, sur un plan plus étroit, celui qu’on peut appeler de la dévotion personnelle, elle n’est pas sans donner beaucoup. C’est déjà un fait considérable qu’elle enseigne la nécessité de la prière et qu’elle la conçoive, bien avant que saint Jean le dise, comme une « adoration en esprit et en vérité ». Mais, formellement, pratiquement, le Livre Saint est tout jalonné d’innombrables et admirables prières que le croyant peut répéter pour exprimer ses plus purs sentiments de foi, d’espérance et d’amour. Ne parlons pas seulement de celles, sublimes, qu’on lit dans le Nouveau Testament, sur les lèvres du Christ Jésus ou de sa Mère, ou sur celles du saint vieillard Siméon ou du Centurion au cœur humble qui habitait Capharnaüm, voire sous la plume des Apôtres. L’Ancien Testament aussi est riche de formules, belles et simples qui sont merveilleusement adaptées aux aspirations de l’âme. Le Psautier en fourmille, qui offre un champ illimité à qui veut prier en se servant des pièces lyriques qui le composent. Mais ce n’est pas seulement aux Psaumes que s’adressent les mots de saint Augustin : « Comme je criais vers toi, Mon Dieu, lorsque je lisais les Psaumes de David, ces chants si pleins de foi, qui respirent la piété et écartent l’orgueil ! Comme ils m’enflammaient d’amour ! Comme en moi brûlait le désir de les chanter à la terre entière ! »
Prières de la Bible, prières dans la Bible. Qu’on pense à la prière d’intercession d’Abraham au chapitre 18 de la Genèse et à l’imploration de Moïse après la destruction du Veau d’Or, à l’humble action de grâces de David en réponse aux promesses du prophète Nathan (2 Samuel 7, 18-19), à la prière tout ensemble glorieuse et fidèle de Salomon dédiant le Temple. Qu’on pense aux prières du livre d’Esdras, et de Daniel, et d’Ézéchias, et de Baruch. Qu’on relise ce Proverbe (30,7-9) où l’âme fidèle demande à Dieu, tout uniment, de la faire vivre dans la sincérité et la simplicité et l’équité. Prière de louange et prière de demande, prière de repentir et prière de gratitude, toutes les formes de la prière qui nous sont familières se trouvent dans la Bible : il n’est que d’aller les chercher.
Il en est qui sont familières au chrétien. Parce que la liturgie de l’Église en fait usage et les lui propose fréquemment. Le cri de notre adoration, le Sanctus[9], le cri de notre angoisse, le De Profundis[10] y le cri de notre repentir, le Miserere[11], le cri de notre gratitude, le Magnificat[12] y viennent tout droit de la Bible, et plus précisément de l’Ancien Testament, soit qu’ils lui soient directement empruntés, soit qu’ils soient en quelque sorte faits de sa substance. Mais, plus généralement, c’est la Liturgie tout entière qui emprunte à la Bible son langage d’oraison. Moyen de prière dans la vie intérieure du fidèle chrétien, la Bible l’est bien davantage encore dans cette autre forme de prière qu’est le culte public, dans cette prière collective, ecclésiale, dont le sens se ravive si heureusement parmi nous.
Ce n’est évidemment point par hasard que l’office du chœur est, en somme, constitué par la récitation hebdomadaire du Psautier, que le Bréviaire amène les prêtres à faire, en un an, une lecture symboliquement intégrale de la Bible. Ce n’est point en vain que les plus grandes fêtes de l’année, — Noël, Épiphanie, Pâques et Pentecôte — sont accompagnées par la liturgie d’un choix de textes pris dans les parties les plus diverses de la Bible, comme pour bien faire sentir l’unité du message divin. Par le seul fait que nous sommes chrétiens, nous prions avec la Bible, nous qui ne pouvons atteindre notre fin personnelle que dans la société sainte des élus, dans le corps mystique que le Christ anime de sa vie. Par là encore, la Bible est authentiquement livre de prière, elle nous associe à l’Église tout entière ordonnée à notre espérance de salut.
Prier avec la Bible, prier par la Bible, personnellement ou liturgiquement, ce n’est rien d’autre que participer au souffle, au grand souffle de l’Esprit qui, un jour, il y a quatre mille ans, vint frapper au cœur un petit sémite nomade du pays d’Ur en Chaldée, qui, durant deux mille ans, anima les Patriarches, les Rois, les Prophètes, qui gonfla dans la poitrine du Peuple Élu en une invincible espérance, le même qui balaya l’air au jour de la Pentecôte, laissant les spectateurs stupéfaits. D’Abraham au plus modeste, au plus indigne d’entre nous, pas de rupture : une filiation impérieuse, une mystérieuse fidélité.
Voilà ce qu’il faut bien avoir présent à l’esprit si l’on veut comprendre la Bible, par-delà ses aridités et ses étrangetés. Ici l’explication par le type et le symbole prend tout son sens. Si je comprends vraiment, profondément, que c’est à moi, à moi-même, que le Dieu Unique a offert son Alliance, que c’est à moi que Yahweh a parlé au haut du Sinaï, que c’est à moi que, du fond des temps, l’esprit de prophétie a promis le Salut, que c’est pour moi que le saint homme Job a poussé son cri sublime : « et moi je sais que mon Rédempteur est vivant », si je sais, si je crois tout cela, alors la Bible prend pour moi sa signification plénière. Tout ce qui, dans le Texte, pouvait me déconcerter, s’éclaire. Je l’accepte tout entière telle que Dieu l’a faite, et elle me parle mystérieusement au cœur.
Le destin du petit peuple que la Bible nous rapporte n’est pas seulement un destin historique, comme chaque peuple de la terre en possède un. Il est particulièrement investi d’une signification. Toute l’histoire humaine, sans doute, « ce long enchaînement des causes particulières qui font et défont les empires, comme dit Bossuet, dépend des ordres secrets de la Providence ». Mais le dessein formel et très précis de la Bible est de montrer explicitement aux hommes que « toute leur histoire, tout ce qui leur arrivait de jour en jour, n’était qu’un perpétuel développement des oracles que le Saint-Esprit leur avait laissés». La leçon, mille fois répétée par les textes bibliques, — au contraire de celle que proposait le paganisme gréco-romain, — est que l’homme, sur cette terre, n’est pas le destin aveugle, qu’il est entre les mains d’une Puissance, d’un Principe, d’un Dieu personnel, de qui tout dépend et qui veut le mener à sa fin véritable. Voilà ce qui crée et établit d’un bout à l’autre le climat religieux dans lequel nous place la lecture de la Bible. Religion : ce qui nous relie, et qui nous unit à Dieu même. Il est impossible de comprendre le Livre des Livres sans se sentir perpétuellement dans la dépendance, dans la sujétion à Dieu.
« Quand je lis la Sainte Bible, écrit profondément l’abbé Roger Poelman, sans doute j’apprends les actes historiques de la foi religieuse des hommes mais je découvre surtout quelque chose qui est caché, révélé dans le cœur de Dieu. Dieu entrant dans le cœur de l’homme, Dieu appelant l’homme. D’où ce grand sens de la vocation d’un homme pour le salut du monde : Dieu partageant son Amour, Dieu nous introduisant petit à petit dans le mystère qu’il porte en Lui et qu’il est en train de donner au monde. Dieu se révélant au Monde, Dieu le Père, Dieu se communiquant, Dieu appelant, Dieu espérant, Dieu attendant, Dieu bon est là ! » Cela, c’est à travers l’histoire d’Abraham que nous le découvrons : mais c’est en vérité toute l’histoire de la vocation humaine qui est signifiée par là, mon histoire, celle de l’option devant laquelle je suis perpétuellement placé : entrer dans les desseins de Dieu ou m’y refuser.
Tous les grands épisodes de la Bible sont ainsi revêtus de cette signification personnelle qui leur donne leur vrai sens, le sens qui me concerne : tous ont, d’une façon ou d’une autre, une portée d’oraison. Que je lise le chapitre du Déluge, ou ceux où nous sont rapportés les hauts faits, pittoresques, de Samson, ou celui où David, oint de Dieu, cède à la tentation adultère, c’est tout le drame de l’homme, aux prises avec le péché, qui se propose à ma méditation. Avec Moïse et sa longue histoire, ce que j’apprends c’est que toute faute mérite sanction, mais aussi qu’il existe une Souveraine Miséricorde. Si je lis l’aventure romanesque de Joseph, pleine d’incidents riches d’astuce, deux grandes leçons s’en dégagent, celle de la pureté et celle de la charité qui pardonne. Et si je considère Jacob au gué du Yabboq, c’est tout le drame spirituel qui se présente à moi avec ses caractères, ce combat spirituel « aussi brutal que la bataille d’hommes » dont parle Rimbaud.
Voilà ce qu’il ne faut pas perdre de vue un instant lorsqu’on lit la Bible en tant que livre d’histoire : qu’elle nous rapporte une histoire sainte. Par là, on peut dire que tout en elle est prière, s’il est vrai que prier c’est hâter l’accomplissement du vœu que chaque jour les chrétiens adressent au Père : « Que Votre Règne arrive. » Israël — même quand il se laissait porter, par faiblesse humaine, à la trahison et à l’infidélité, — en avait pleinement conscience. C’est pourquoi, malgré tant d’apparences contraires, toute l’existence de ce peuple était une vie d’oraison. Israël, peuple qui prie, a appris à toutes les autres nations « à prier le Dieu un et trine, le Dieu éternel et omniprésent, le Dieu saint et juste, le Dieu bon et miséricordieux. Par là, la Bible a déversé sur l’humanité un torrent bouillonnant de force ». Ouvrons le Psautier, l’inépuisable recueil des textes sublimes auquel on pense tout de suite lorsqu’on parle de prière biblique. Par ses origines, sa composition, son style, il est inscrit dans un déroulement de faits historiques. Il appartient à une époque. Il évoque, en substance, l’âme des temps qui suivirent l’Exil à Babylone, ces temps à la fois de ferveur et d’angoisse où le Peuple élu éprouvait la joie de la liberté restituée, mais aussi la tristesse d’une gloire ancienne perdue. Alors, on reprit les anciens chants de foi, — dont beaucoup dataient du temps déjà lointain du roi David —, on les adapta aux besoins nouveaux, à des doctrines spirituelles qui étaient devenues plus riches. On accueillit dans les collections officielles les poèmes où des âmes pieuses avaient exprimé leurs sentiments religieux, leurs souffrances, leurs réflexions, leurs espérances. Tous les psaumes portent plus ou moins la marque du temps, de ce temps où les Israélites étaient soumis à des païens, plongés dans le désarroi, et cependant jetés dans une invincible espérance par la voix des prophètes et confirmés en elle par celle des Sages qui les suivirent. Mais ce livre ainsi composé, comme il aboutit à un enseignement personnel ! comme il parle à notre cœur! De même que celles du Peuple Élu, notre foi et notre espérance n’ont-elles pas à s’alimenter dans la méditation des Merveilles divines ? Notre déréliction et notre angoisse n’ont-elles pas, pour seul soutien, la même certitude qui s’affirmait dans l’âme d’Israël ? Ce peuple qui prie est le modèle, le témoin de tout homme qui veut prier, de tout homme qui prie. C’est pourquoi rien qu’en l’écoutant, on va aux profondeurs de l’âme.
Lorsqu’on lit ainsi la Bible, en tant que livre de prière, en même temps que dans un climat spirituel, on est placé dans un climat proprement théologique. L’intelligence s’y trouve comblée autant que l’âme et le cœur. En apparence, c’est une chose de lire la Bible à genoux, dans le silence, comme faisaient sainte Thérèse de Lisieux ou le Père de Foucauld, pour y trouver de quoi s’exalter spirituellement, et c’est une chose que d’en scruter le texte pour savoir ce qu’il nous révèle de Dieu. Mais, en fait, c’est la même chose. A qui se confie à la Bible, livre de prière, Dieu se fera non seulement plus proche par l’élan intérieur mais aussi par la connaissance qu’il en acquerra. Jamais sans doute la formule de saint Anselme : le fides quarens intellectum[13], n’est plus valable. Il n’est sur terre aucun livre spirituel, aucun traité de théologie, aucune somme qui nous en apprenne autant sur Dieu que le Livre des Livres. Léon XIII n’a-t-il pas dit qu’il trouvait dans la Bible « l’âme même de la théologie » ? Pascal nous a dit pourquoi : « Dieu parle bien de Dieu. » Cette révélation de Dieu dans la Bible qui n’est pas une révélation idéologique, mais un contact de vivant, nous met en sa présence sans cesse et de diverses manières. Sans cesse : et c’est là la grande leçon de l’histoire d’Israël, la leçon que tous ses saints, ses prophètes et ses sages ont inlassablement répétée, que nous vivons en la présence de Dieu, que rien n’échappe à son regard, que tout dépend de sa volonté, qu’il est à la fois omniprésent, omniscient, et omniagissant. Même si, de la lecture de la Bible, nous ne retirions que le rappel de cette certitude, l’essentiel serait acquis déjà. Savoir cela, le savoir du plus profond du cœur et de l’esprit, c’est déjà l’attitude spirituelle entre toutes : c’est déjà prier.
Mais c’est aussi Dieu dans tous ses attributs que nous découvrons dans la Bible, que nous prions avec la Bible. Le lecteur sera certainement émerveillé de constater que tout ce qu’il a désiré connaître de Dieu est là. Avec la Bible, vous prierez Dieu dans l’œuvre de sa création : relisez l’admirable psaume 104, où toute cette Création est évoquée, louée, magnifiée, ou le Cantique des Enfants dans la fournaise. Avec la Bible, vous rendrez hommage au Dieu créateur, celui qui a fait l’homme, qui a tiré votre chair de la terre inerte, et qui a engagé l’humanité entière dans une ascension dont le but ultime est de le rejoindre. Avec la Bible, vous prierez la Sagesse incréée, qui régit le monde et sait tout de l’homme, qui a fixé les principes des sociétés, en leur proposant pour norme l’amitié divine. Vous prierez le Dieu de la Justice, qui châtie et qui récompense, qui a dicté à Moïse les exactes lois, et qui, dans la pensée des Prophètes, a fait grandir et progresser la religion intérieure, celle de la conscience. Mais par-dessus tout, avec la Bible, vous prierez l’amour de Dieu. C’est là ce qu’atteste, ce que proclame avec une insistance et une confiance égales, le Livre Saint d’un bout à l’autre de ses pages. Cet amour, il était affirmé déjà dans le Deutéronome. Les Psaumes l’ont cent fois répété, cet amour tendre et prévenant, exigeant et fort, l’amour d’un père vraiment, que le Christ affirmera de façon définitive dans la prière des prières, mais que déjà David, dans le Psaume 103 avait parfaitement cerné. Saint Paul, dans le célèbre passage de sa lettre aux chrétiens d’Éphèse n’a, au fond, fait qu’expliciter ce qui, dans l’Ancien Testament, était présupposé, partiellement formulé, en tout cas admis d’une confiante espérance. Prier avec la Bible, c’est se donner à un Dieu qui n’est pas seulement de vérité et de justice, mais d’amour et de miséricorde, le Dieu déjà de « l’Éternelle Consolation ! »
Pratiquement la prière biblique comporte des conséquences dans la vie de l’homme : elle n’est point parole vaine. S’il est vrai que je n’échappe pas au regard de Dieu, si je ne puis me dérober à sa volonté — est-ce que Jonas a pu échapper au Seigneur en s’embarquant pour Tarsis et les îles ? — mon existence doit être régie par lui. Dans ma vie privée comme dans la vie sociale, l’homme a toujours à choisir entre deux idées : celle qui est éclairée par la lumière ineffable et celle qui mène aux zones de ténèbres. La prière biblique est donc un permanent enseignement moral. Elle répétera à l’homme de fuir le plus dangereux des vices, l’orgueil, source des grandes misères humaines, de qui procèdent la violence, le mensonge et la calomnie. Elle lui enseignera la modération, la discrétion, l’indulgence et le pardon des offenses ; elle exigera de lui la pureté, qui arrache l’homme aux servitudes de la chair et lui permet de vivre selon l’Esprit. En somme, tout ce qui apparaît à un chrétien comme fondamental dans son expérience religieuse se trouve là, formulé, dans les pages du Livre des Livres : ce n’est pas seulement une théologie, un traité spirituel, mais aussi un catéchisme et un précis de morale qu’on peut constituer en prenant dans le Livre Saint des passages chargés de sève. En le prenant comme livre de prière, on est sûr d’y trouver tout ce dont l’âme a besoin.
A qui lira l’Ancien Testament, il apparaîtra, une fois de plus, dans une vérité d’évidence cette idée, chère aux Pères, que l’Ancien Testament prépare le Nouveau, et trouve en lui seul son accomplissement. « Moulin mystique » qu’on voit au chapiteau de Vézelay…
Le moulin mystique est un des chapiteaux les plus célèbres de l’église de Vézelay. Deux mondes se rencontrent dans la scène du Moulin mystique, scène décrite par Suger qui la fit représenter sur un vitrail de Saint-Denis. À gauche, le personnage versant du grain dans le moulin, c’est Moïse, figure de l’Ancien Testament ; celui de droite, c’est saint Paul, représentant du Nouveau Testament. L’un est dans l’ombre, l’autre dans la lumière. Mais surtout, c’est la roue du moulin, cette forme parfaite qui lui apporte le mouvement, qui est en pleine lumière : le sculpteur l’a légèrement désaxée pour qu’elle soit toujours frappée par la lumière du sud ; et le moulin, ici, c’est le Christ, venu tirer la substance de la Loi ancienne pour la renouveler dans le message des Évangiles.
Tout l’Ancien Testament, toutes les prières, tous les psaumes qu’il contient, sont expressément tournés vers l’avenir. Ils exaltent une espérance qui défie toutes les misères du temps, toutes les servitudes et les douleurs. Cette espérance, au long des pages du Livre Saint, elle se concrétise peu à peu dans la figure mystérieuse de Celui qui viendra sur les collines pour assurer le jugement des impies et une juste rétribution, pour établir le Règne de Dieu sur l’Univers. C’est lui que les Psaumes présentent comme un « oint » ; un roi investi d’une fonction sainte ; que les prophètes annoncent sous les traits du Pasteur qui rassemblera les brebis dispersées ; que le livre de Daniel montre comme un « Fils d’homme » venant sur les nuées du Ciel procéder au dernier jugement, qu’Isaïe, dans les plus poignants de ses passages, voit en serviteur du peuple donnant pour lui sa vie, en agneau conduit au sacrifice et offrant son sang pour arracher l’humanité aux justes colères de Dieu. Prier avec la Bible, prier par la Bible, c’est aussi prendre conscience de la grande réalité messianique et y adhérer de toute son âme, de tout son esprit.
C’est en définitive au Messie, à l’Oint de Dieu, que s’adresse notre prière quand nous prions avec la Bible. Il est facile de montrer, par les textes, que tout ce qui, dans l’Ancien Testament, était indiqué de façon souvent encore incomplète et parfois difficile à saisir, se trouve dans le Nouveau, accompli, explicite. La réponse de l’homme à l’amour de Dieu, encore si souvent hésitante, voire balbutiante, dans les textes de l’Ancienne Alliance, la voici formulée de façon plénière dans ceux du Nouveau.Il est encore une autre raison qui doit inciter les chrétiens à prier avec la Bible, à prier par la Bible ; c’est que, on l’oublie trop souvent, les Psaumes, les Cantiques, les prières de l’Ancien Testament, ont été les manuels de prière du Christ, de la Vierge, des Apôtres. Il suffit de lire avec soin les paroles prononcées par Jésus, ou celles, rares et précieuses, qui sortirent des lèvres de sa mère, pour y retrouver l’écho immédiat et fidèle des textes bibliques : le Magnificat, par exemple, est littéralement une mosaïque de citations de la Bible, tant l’âme sainte de la Vierge Mère était pénétrée de la substance même de l’Oraison biblique. Et dans les prières peu nombreuses, mais toutes sublimes, que l’Évangile nous a conservées du Seigneur, même et surtout dans le Notre Père, il est aisé de retrouver la trace de tout l’immense élan d’oraison qui, durant des siècles, avait traversé l’âme de ce peuple dont Jésus, homme, était le fils. La prière de l’Ancien Testament n’a évidemment trouvé sa signification normale, elle n’est devenue une prière universellement humaine, que lorsque le Christ Jésus l’a prise à son compte, située dans une lumière nouvelle, investie d’une signification nouvelle. Mais sur la route que chaque homme a à faire vers cette lumière, difficile, pleine de cahots, la voix de ceux qui ont, eux aussi, marché vers cette lumière est bonne et réconfortante à entendre : prières de l’homme plutôt que prières divines, et peut-être à ce titre plus proches de nous.
Voilà ce qu’est prier avec la Bible, prier par la Bible. La dernière prière de tout le Texte Saint, celle sur laquelle se clôt l’ultime livre, celui de l’Apocalypse, en quelques mots résume toutes les raisons que nous avons de le faire. « Venez, Seigneur Jésus ! » Et voici la réponse du Dieu de vie : « Oui, je viens… »
Daniel-Rops