Comment en faire l’expérience? Je voudrais relire un évangile à la lumière d’une grande figure de l’Église, saint Grégoire. Grégoire a mis toute sa vie au service de la Parole. Comme il le dit lui-même : « C’est pour son amour que je me consacre totalement à sa Parole ». Qu’est-ce que cela veut dire « se consacrer totalement à la Parole » ? Comment pouvons-nous nous-aussi entrer dans ce service de la Parole?

En ce temps-là, la foule se pressait autour de Jésus pour écouter la parole de Dieu, tandis qu’il se tenait au bord du lac de Génésareth. Il vit deux barques qui se trouvaient au bord du lac ; les pêcheurs en étaient descendus et lavaient leurs filets. Jésus monta dans une des barques qui appartenait à Simon, et lui demanda de s’écarter un peu du rivage. Puis il s’assit et, de la barque, il enseignait les foules. Quand il eut fini de parler, il dit à Simon : « Avance au large, et jetez vos filets pour la pêche. » Simon lui répondit : « Maître, nous avons peiné toute la nuit sans rien prendre ; mais, sur ta parole, je vais jeter les filets. » Et l’ayant fait, ils capturèrent une telle quantité de poissons que leurs filets allaient se déchirer. Ils firent signe à leurs compagnons de l’autre barque de venir les aider. Ceux-ci vinrent, et ils remplirent les deux barques, à tel point qu’elles enfonçaient. à cette vue, Simon-Pierre tomba aux genoux de Jésus, en disant : « Éloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur. » En effet, un grand effroi l’avait saisi, lui et tous ceux qui étaient avec lui, devant la quantité de poissons qu’ils avaient pêchés ; et de même Jacques et Jean, fils de Zébédée, les associés de Simon. Jésus dit à Simon : « Sois sans crainte, désormais ce sont des hommes que tu prendras. » Alors ils ramenèrent les barques au rivage et, laissant tout, ils le suivirent. (Lc 5,1-11)


Pour commencer, l’évangéliste nous décrit une foule qui se presse contre Jésus pour l’écouter, pour écouter sa Parole et n’en perdre aucune miette. Ils sentent cette faim et cette soif de la Parole que Dieu nous adresse par son Fils. Ils font l’expérience d’une Parole qui rassasie. Cette expérience fondamentale est normalement celle qu’a faite tout juif, puis tout disciple de Jésus : « L’homme ne vit pas seulement de pain, mais l’homme vit de tout ce qui sort de la bouche du Seigneur » (Dt 8, 3).

Pourtant, la Parole de Dieu n’est pas toujours facile à écouter. Grégoire lui-même, un grand maître des Écritures le sait bien : « À quoi vais-je comparer la parole du texte sacré, sinon à une pierre où se cache le feu ? Dans la main qui la tient, certes, la pierre est froide ; mais, qu’on la frappe seulement avec du fer, et la voilà qui brille dans un jaillissement d’étincelles, et de cette pierre qui d’abord était froide dans la main de celui qui la tenait, voilà que sort un feu qui va bientôt flamber. Il en est de même, oui, il en va de même des paroles du texte sacré : on les saisit froides, en vérité, à travers le récit littéral, mais si, sous l’inspiration du Seigneur, on vient à les frapper par l’attention de notre intelligence, voici qu’à partir de ses interprétations mystérieuses, on tire le feu ; si bien que désormais le cœur, à les entendre, brûle d’un feu spirituel, lui qui auparavant demeurait froid en les écoutant à travers leur sens littéral. »[1]

Ce feu, c’est celui dont les deux disciples d’Emmaüs ont fait l’expérience. Nous-mêmes, nous suivons Jésus parce que sa Parole nous a touché et rejoint : « Ta parole est vérité » (Jn 17, 17). Seule une Parole de vérité a le pouvoir de nous entraîner derrière elle. C’est bien cela qu’expérimentèrent les premiers disciples, puisqu’à la fin de notre texte, il nous est dit que « laissant tout, ils le suivirent ». La condition préalable pour devenir disciple est donc celle d’avoir des oreilles qui écoutent la Parole de Dieu.

Seulement, la question qui surgit dès lors est : comment écouter et recevoir cette Parole, dès lors que nous n’avons pas eu la chance d’entendre Jésus nous expliquer les Écritures et nous prêcher les Paroles qu’il tient directement du Père ? Le texte de ce jour nous fournit la réponse. Jésus appelle ses premiers disciples et les invite à s’avancer avec lui plus au large. Jésus est dans leur barque. C’est lui qui donne l’ordre à Simon de jeter le filet. Simon précise que s’il le fait, c’est « en son nom », c’est-à-dire en vertu de l’autorité que Jésus lui confie. Simon devient désormais « pécheur d’homme ». Le voilà consacré et envoyé pour transmettre la Parole-même de Jésus à d’autres, au nom de Jésus. C’est cela « la tradition ». Tradere signifie « transmettre ». La Parole de Jésus atteint désormais l’Eglise et l’humanité par le relais des disciples qui transmettent ce dont dès le début ils furent les témoins oculaires et les serviteurs (Lc 1,2).

Ce travail de la Tradition se poursuit incessamment et nous atteint jusque dans notre aujourd’hui par la chaîne ininterrompue des disciples qui continuent à lire, à méditer, à commenter la Bible. Saint Grégoire avait formulé ainsi ce grand principe herméneutique : « L’Ecriture grandit avec ceux qui la lisent. Elle est comme reconnue des ignorants, et néanmoins trouvée comme toujours neuve par les savants. » L’Écriture grandit avec ceux qui la lisent. Son contenu n’est pas immobile, mais vivant. Chaque disciple qui écoute la Parole, puis la transmet, lui apporte de la nouveauté, de la profondeur. C’est cela « avancer au large », comme Jésus nous y invite.

L’Écriture grandit avec ceux qui la lisent… Comment expliquer cette croissance du sens du texte au fil de nos méditations et de nos prédications ? C’est que « Dieu est inépuisable (…). Il se manifeste librement par sa parole, et cette Parole (…) « survient toujours de nouveau, comme l’eau d’une source ou les rayons d’une lumière ». Il ne suffit donc pas, dit Augustin, d’avoir été une fois initié, si l’on ne s’enivre pas incessamment de la fontaine de la Lumière éternelle. »[2]

Ce mystère de l’Écriture qui avance sans cesse, ce mystère de l’Écriture dont le sens s’épaissit sans cesse, n’est autre que l’expression de ce que décrivait l’auteur de la lettre aux Hébreux : « Vivante, en effet, est la parole de Dieu, efficace et plus incisive qu’aucun glaive à deux tranchants, elle pénètre jusqu’au point de division de l’âme et de l’esprit, des articulations et des moelles, elle peut juger les sentiments et les pensées du cœur » (He 4, 12). Ainsi donc, ce mystère de l’Écriture qui grandit sans cesse, qui agit en nous et en ceux qui la reçoivent, qui est vivante et efficace, peut provoquer en nous une certaine crainte, celle de se trouver bien indigne d’être au service de cette Parole. Devant la prise de conscience de son indignité, Simon s’était écrié justement : « Éloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur. » Le même cri s’est échappé de la bouche de Grégoire lorsqu’il constatait qu’il était plus consacré aux soucis du monde qu’à l’écoute et la contemplation de la Parole du Seigneur. Ainsi disait-il : « En parlant, je me frappe moi-même : je ne pratique pas la prédication comme je le devrais ; et lorsque cette prédication est suffisante, ma vie ne concorde pas avec ma parole. » C’est donc là l’angoisse légitime de tout bon Serviteur de la Parole.

Puissions-nous être au service de cette Parole avec le même souci que Simon ou que Grégoire ! Avec la même humilité et avec la même audace ! Renouvelons aujourd’hui notre appel à être des pécheurs d’hommes, en étant d’authentiques serviteurs de la Parole.

[1] Saint Grégoire le Grand, Morales sur Job XX, 1, traduction du Lectionnaire pour chaque jour de l’année, IV, Solesmes, Paris, Cerf, 2005, p.365-366. [2] H. de Lubac, La Foi chrétienne. Essai sur la structure du symbole des Apôtres, p.365.

Comment en faire l’expérience? Je voudrais relire un évangile à la lumière d’une grande figure de l’Église, saint Grégoire. Grégoire a mis toute sa vie au service de la Parole. Comme il le dit lui-même : « C’est pour son amour que je me consacre totalement à sa Parole ». Qu’est-ce que cela veut dire « se consacrer totalement à la Parole » ? Comment pouvons-nous nous-aussi entrer dans ce service de la Parole?

En ce temps-là, la foule se pressait autour de Jésus pour écouter la parole de Dieu, tandis qu’il se tenait au bord du lac de Génésareth. Il vit deux barques qui se trouvaient au bord du lac ; les pêcheurs en étaient descendus et lavaient leurs filets. Jésus monta dans une des barques qui appartenait à Simon, et lui demanda de s’écarter un peu du rivage. Puis il s’assit et, de la barque, il enseignait les foules. Quand il eut fini de parler, il dit à Simon : « Avance au large, et jetez vos filets pour la pêche. » Simon lui répondit : « Maître, nous avons peiné toute la nuit sans rien prendre ; mais, sur ta parole, je vais jeter les filets. » Et l’ayant fait, ils capturèrent une telle quantité de poissons que leurs filets allaient se déchirer. Ils firent signe à leurs compagnons de l’autre barque de venir les aider. Ceux-ci vinrent, et ils remplirent les deux barques, à tel point qu’elles enfonçaient. à cette vue, Simon-Pierre tomba aux genoux de Jésus, en disant : « Éloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur. » En effet, un grand effroi l’avait saisi, lui et tous ceux qui étaient avec lui, devant la quantité de poissons qu’ils avaient pêchés ; et de même Jacques et Jean, fils de Zébédée, les associés de Simon. Jésus dit à Simon : « Sois sans crainte, désormais ce sont des hommes que tu prendras. » Alors ils ramenèrent les barques au rivage et, laissant tout, ils le suivirent. (Lc 5,1-11)


Pour commencer, l’évangéliste nous décrit une foule qui se presse contre Jésus pour l’écouter, pour écouter sa Parole et n’en perdre aucune miette. Ils sentent cette faim et cette soif de la Parole que Dieu nous adresse par son Fils. Ils font l’expérience d’une Parole qui rassasie. Cette expérience fondamentale est normalement celle qu’a faite tout juif, puis tout disciple de Jésus : « L’homme ne vit pas seulement de pain, mais l’homme vit de tout ce qui sort de la bouche du Seigneur » (Dt 8, 3).

Pourtant, la Parole de Dieu n’est pas toujours facile à écouter. Grégoire lui-même, un grand maître des Écritures le sait bien : « À quoi vais-je comparer la parole du texte sacré, sinon à une pierre où se cache le feu ? Dans la main qui la tient, certes, la pierre est froide ; mais, qu’on la frappe seulement avec du fer, et la voilà qui brille dans un jaillissement d’étincelles, et de cette pierre qui d’abord était froide dans la main de celui qui la tenait, voilà que sort un feu qui va bientôt flamber. Il en est de même, oui, il en va de même des paroles du texte sacré : on les saisit froides, en vérité, à travers le récit littéral, mais si, sous l’inspiration du Seigneur, on vient à les frapper par l’attention de notre intelligence, voici qu’à partir de ses interprétations mystérieuses, on tire le feu ; si bien que désormais le cœur, à les entendre, brûle d’un feu spirituel, lui qui auparavant demeurait froid en les écoutant à travers leur sens littéral. »[1]

Ce feu, c’est celui dont les deux disciples d’Emmaüs ont fait l’expérience. Nous-mêmes, nous suivons Jésus parce que sa Parole nous a touché et rejoint : « Ta parole est vérité » (Jn 17, 17). Seule une Parole de vérité a le pouvoir de nous entraîner derrière elle. C’est bien cela qu’expérimentèrent les premiers disciples, puisqu’à la fin de notre texte, il nous est dit que « laissant tout, ils le suivirent ». La condition préalable pour devenir disciple est donc celle d’avoir des oreilles qui écoutent la Parole de Dieu.

Seulement, la question qui surgit dès lors est : comment écouter et recevoir cette Parole, dès lors que nous n’avons pas eu la chance d’entendre Jésus nous expliquer les Écritures et nous prêcher les Paroles qu’il tient directement du Père ? Le texte de ce jour nous fournit la réponse. Jésus appelle ses premiers disciples et les invite à s’avancer avec lui plus au large. Jésus est dans leur barque. C’est lui qui donne l’ordre à Simon de jeter le filet. Simon précise que s’il le fait, c’est « en son nom », c’est-à-dire en vertu de l’autorité que Jésus lui confie. Simon devient désormais « pécheur d’homme ». Le voilà consacré et envoyé pour transmettre la Parole-même de Jésus à d’autres, au nom de Jésus. C’est cela « la tradition ». Tradere signifie « transmettre ». La Parole de Jésus atteint désormais l’Eglise et l’humanité par le relais des disciples qui transmettent ce dont dès le début ils furent les témoins oculaires et les serviteurs (Lc 1,2).

Ce travail de la Tradition se poursuit incessamment et nous atteint jusque dans notre aujourd’hui par la chaîne ininterrompue des disciples qui continuent à lire, à méditer, à commenter la Bible. Saint Grégoire avait formulé ainsi ce grand principe herméneutique : « L’Ecriture grandit avec ceux qui la lisent. Elle est comme reconnue des ignorants, et néanmoins trouvée comme toujours neuve par les savants. » L’Écriture grandit avec ceux qui la lisent. Son contenu n’est pas immobile, mais vivant. Chaque disciple qui écoute la Parole, puis la transmet, lui apporte de la nouveauté, de la profondeur. C’est cela « avancer au large », comme Jésus nous y invite.

L’Écriture grandit avec ceux qui la lisent… Comment expliquer cette croissance du sens du texte au fil de nos méditations et de nos prédications ? C’est que « Dieu est inépuisable (…). Il se manifeste librement par sa parole, et cette Parole (…) « survient toujours de nouveau, comme l’eau d’une source ou les rayons d’une lumière ». Il ne suffit donc pas, dit Augustin, d’avoir été une fois initié, si l’on ne s’enivre pas incessamment de la fontaine de la Lumière éternelle. »[2]

Ce mystère de l’Écriture qui avance sans cesse, ce mystère de l’Écriture dont le sens s’épaissit sans cesse, n’est autre que l’expression de ce que décrivait l’auteur de la lettre aux Hébreux : « Vivante, en effet, est la parole de Dieu, efficace et plus incisive qu’aucun glaive à deux tranchants, elle pénètre jusqu’au point de division de l’âme et de l’esprit, des articulations et des moelles, elle peut juger les sentiments et les pensées du cœur » (He 4, 12). Ainsi donc, ce mystère de l’Écriture qui grandit sans cesse, qui agit en nous et en ceux qui la reçoivent, qui est vivante et efficace, peut provoquer en nous une certaine crainte, celle de se trouver bien indigne d’être au service de cette Parole. Devant la prise de conscience de son indignité, Simon s’était écrié justement : « Éloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur. » Le même cri s’est échappé de la bouche de Grégoire lorsqu’il constatait qu’il était plus consacré aux soucis du monde qu’à l’écoute et la contemplation de la Parole du Seigneur. Ainsi disait-il : « En parlant, je me frappe moi-même : je ne pratique pas la prédication comme je le devrais ; et lorsque cette prédication est suffisante, ma vie ne concorde pas avec ma parole. » C’est donc là l’angoisse légitime de tout bon Serviteur de la Parole.

Puissions-nous être au service de cette Parole avec le même souci que Simon ou que Grégoire ! Avec la même humilité et avec la même audace ! Renouvelons aujourd’hui notre appel à être des pécheurs d’hommes, en étant d’authentiques serviteurs de la Parole.

[1] Saint Grégoire le Grand, Morales sur Job XX, 1, traduction du Lectionnaire pour chaque jour de l’année, IV, Solesmes, Paris, Cerf, 2005, p.365-366. [2] H. de Lubac, La Foi chrétienne. Essai sur la structure du symbole des Apôtres, p.365.