Les généalogies occupent une place importante dans la Bible. Mais à quoi servent-elles ? Elles sont très rébarbatives à lire. La généalogie de Jésus-Christ, au début de l’évangile de Matthieu (Mt 1,1-17), présente une suite de 42 noms d’hommes connus ou inconnus de la Bible. La liste est allongée encore par la mention de cinq femmes. Cela est surprenant, pas tant parce que ce sont des femmes, mais plutôt parce qu’elles sont loin d’être neutres… Alors, est-il possible de donner un sens théologique à la longue liste de ces personnages bibliques qui constituent les ancêtres de Jésus ?

01 GENEALOGIE DE JESUS, CHRIST, fils de David, fils d’Abraham. 02 Abraham engendra Isaac, Isaac engendra Jacob, Jacob engendra Juda et ses frères, 03 Juda, de son union avec Thamar, engendra Pharès et Zara, Pharès engendra Esrom, Esrom engendra Aram, 04 Aram engendra Aminadab, Aminadab engendra Naassone, Naassone engendra Salmone, 05 Salmone, de son union avec Rahab, engendra Booz, Booz, de son union avec Ruth, engendra Jobed, Jobed engendra Jessé, 06 Jessé engendra le roi David. David, de son union avec la femme d’Ourias, engendra Salomon, 07 Salomon engendra Roboam, Roboam engendra Abia, Abia engendra Asa, 08 Asa engendra Josaphat, Josaphat engendra Joram, Joram engendra Ozias, 09 Ozias engendra Joatham, Joatham engendra Acaz, Acaz engendra Ézékias, 10 Ézékias engendra Manassé, Manassé engendra Amone, Amone engendra Josias, 11 Josias engendra Jékonias et ses frères à l’époque de l’exil à Babylone. 12 Après l’exil à Babylone, Jékonias engendra Salathiel, Salathiel engendra Zorobabel, 13 Zorobabel engendra Abioud, Abioud engendra Éliakim, Éliakim engendra Azor, 14 Azor engendra Sadok, Sadok engendra Akim, Akim engendra Élioud, 15 Élioud engendra Éléazar, Éléazar engendra Mattane, Mattane engendra Jacob, 16 Jacob engendra Joseph, l’époux de Marie, de laquelle fut engendré Jésus, que l’on appelle Christ. 17 Le nombre total des générations est donc : depuis Abraham jusqu’à David, quatorze générations ; depuis David jusqu’à l’exil à Babylone, quatorze générations ; depuis l’exil à Babylone jusqu’au Christ, quatorze générations. (Mt 1,1-17)

A quoi servent les généalogies dans la Bible ?

Il s’agit d’abord d’une « carte d’identité » qui procure souvent la garantie officielle de la pureté du sang. Mais la présence de généalogies dans les livres bibliques indique aussi la volonté du rédacteur biblique d’inscrire ce qu’il va raconter dans le temps de l’histoire ! La foi au Dieu de la Révélation est ancrée dans le temps. Elle commence dans le temps et elle grandit dans le temps. C’est que… « le Verbe s’est fait chair » (Jn 1,14) !

Toute la Bible est parsemée de généalogies. Dans la Genèse, le cycle des patriarches (qui va de Gn 12 à Gn 50) ne peut se comprendre sans celui des origines (qui va de Gn 1 à Gn 11). Ainsi, le premier mot de la Bible hébraïque est « au commencement », terme qui a donné son nom au premier livre de la Bible en grec, genesis.

L’origine ne renvoie pourtant pas qu’au passé. À partir de l’origine, l’histoire peut se faire dans le temps. Elle avance, elle se construit. L’histoire est donc synonyme de nouveauté, de développement, de croissance. L’équivalent du mot genesis, en hébreu, jalonne le livre de la Genèse (2,4 ; 5,1 ; 6,9 ; 10,1 ; 11,10 ; 11,27 ; 25,12 ; 25,19 ; 36,1.9 ; 37,2) : il s’agit en réalité d’un refrain, celui des dix « toledot » qu’on peut traduire par « engendrements » ou « genèses ». Ce refrain atteste que le dessein divin est un dessein de VIE ! Même le ciel et la terre ont leur toledot :

« Telle fut la genèse/généalogie (toledot) du ciel et de la terre, quand ils furent créés, au temps où Yahvé Dieu fit la terre et le ciel… » (Gn 2, 4)
Après le déluge, l’humanité renaît pour ainsi dire à partir de Noé et de ses fils : « Voici la la genèse/généalogie (toledot) des fils de Noé, Sem, Cham et Japhet, auxquels des fils naquirent après le déluge… » (Gn 10, 1)

La généalogie de Jésus-Christ

La généalogie de Jésus commence précisément en renvoyant au terme grec genesis, le premier mot de l’Ancien Testament :

« Livre de la genèse de Jésus Christ, fils de David, fils d’Abraham… » (Mt 1, 1)

Cette genèse ou généalogie du début de l’évangile de Matthieu est organisée selon trois grandes périodes de l’histoire d’Israël :

1. D’Abraham à David

2. De David à la déportation à Babylone

3. De la déportation à Jésus-Christ.

« Le total des générations est donc : d’Abraham à David, quatorze générations ; de David à la déportation de Babylone, quatorze générations ; de la déportation de Babylone au Christ, quatorze générations. » (Mt 1, 17)

Pourquoi un tel jeu mathématique de 14 générations x 3 périodes de l’histoire ? Qu’est-ce que cela signifie ?

Une première explication peut être celle-ci : 14 étant un multiple de 7, chiffre symbolique de la plénitude. Matthieu aurait cherché à obtenir le nombre symbolique de 14 générations pour exprimer son projet : Jésus est, en sa personne, l’accomplissement des promesses de Dieu. Il est l’aboutissement du temps. Il est l’accomplissement des promesses de Dieu à Israël. En Jésus-Christ, Israël trouve l’aboutissement de tout ce qu’il espère.

Une seconde explication. On remarquera que Matthieu accorde une importance toute spéciale à David. Au verset 1, Matthieu qualifie Jésus-Christ de « fils de David ». Puis, au v. 6, David est mentionné à nouveau, cette fois comme « roi ». Or, l’articulation 14 x 3 est encore plus claire si on fait appel à la gématrie. Qu’est-ce que la gématrie ? Il n’y a pas de chiffre en hébreu. Pour indiquer les chiffres, chaque lettre prend une valeur numérique en fonction de son positionnement dans l’alphabet. A vaut 1, B vaut 2, etc. L’addition des valeurs numériques des lettres qui forment un mot donne donc à l’objet ou à la personne désignée par ce mot une valeur numérique symbolique. Or, il se trouve que les lettres hébraïques du nom de David – en hébreu, il n’y a que des consonnes – donnent un total de 14 :

Da – Vi – D

D est la 4ème lettre de l’alphabet et V la sixième. Ce qui nous fait :

4 + 6 + 4 = 14

Ainsi, le nom propre David qui prend la valeur numérique de quatorze indique, de manière symbolique que le nom et la promesse rattachée à la dynastie davidique caractérisent la vocation et mission de Jésus. Jésus est bien « le fils de David ». Ce titre messianique que Matthieu attribue à Jésus signifie que Jésus-Christ est bien le messie attendu par Israël.

La généalogie du Christ a été représentée depuis des siècles sous l’aspect de l’arbre de Jessé, père de David, conformément à la prophétie d’Isaïe:

« Un rejeton sortira de la souche de Jessé, un surgeon poussera de ses racines. » (Is 11, 1)

Arbre de Jessé, cathédrale de Chartres, France

Les femmes de la généalogie du Christ

Il y a une première anomalie qu’il faut remarquer au niveau de la mention de Joseph et de marie, tout à la fin de la généalogie. Joseph est mentionné comme étant « l’époux de Marie ». or, il est rare, même très rare, que dans la Bible un homme soit qualifié par rapport à son épouse. Cela n’arrive précisément que deux fois dans la Bible : ici en Mt 1,16 (Joseph, époux de Marie) et en Rt 1,3 (Elimélek, époux de Noémi). On a plutôt l’habitude du contraire : normalement, c’est le statut d’une femme qui est défini par l’autorité maritale dont elle dépend, et non l’inverse. Il y a donc ici, en Mt 1,16, une surprise inattendue qui attire l’attention du lecteur de cette généalogie sur la femme dont cet homme est le mari : Marie. La mention peu ordinaire de Marie (dont Joseph est l’époux) dans cette généalogie renvoie comme spontanément vers les quatre autres femmes qui la précèdent : Tamar, Rahab, Ruth et Bethsabée.

La raison de leur présence dans la généalogie du Christ a fait couler beaucoup d’encre. Le plus souvent, on a retenu que ces quatre femmes agissent dans des circonstances non habituelles, paradoxales, voire moralement inacceptables :

  • Tamar emprunte le chemin de la prostitution pour parvenir à ses fins ;

  • Rahab est une prostituée professionnelle ;

  • Bethsabée est la victime ou la complice de l’adultère de David ;

  • Enfin, Ruth est une étrangère, une Moabite. Or, les Moabites sont de farouches ennemis d’Israël.

Pourquoi Matthieu fait-il mémoire de ces femmes ? Aucune circonstance moralement répréhensible ne va caractériser la naissance de Jésus. Ce n’est sans doute pas de ce côté qu’il faut chercher l’explication. Il serait bien réducteur de s’arrêter à une lecture moralisatrice sur ces quatre personnages. Ces femmes pécheresses permettraient le dévoilement de la puissance de Dieu qui agit et fait son œuvre malgré le péché… peut-être, mais de ce point de vue, le péché et les situations irrégulières se trouvent toujours du côté des femmes… (comme par hasard !) En fait, une telle interprétation n’est pas satisfaisante, car même les récits de l’Ancien Testament évoquant ces femmes ne les condamnent pas pour leur conduite :

Tamar (Genèse 38)

Déguisée en prostituée, cette femme devient enceinte de son beau-père Juda. A l’issue de quoi, elle est dite « plus juste » que le grand patriarche Juda. Il ne lui est pas reproché d’avoir employé la ruse du déguisement, de la prostitution et de l’inceste. En fait, elle donne naissance à des jumeaux dont l’un, Pérets, sera l’ancêtre du roi David.

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Tamar et Juda. Gauche: M. Chagall. Centre: anonyme. Droite: Hendrik Visjager (17ème s.)

Rahab (Josué 2)

Une prostituée qui habite la ville cananéenne de Jéricho. Elle aide les Israélites en protégeant les espions venus en reconnaissance. Elle fait une profession de foi au Dieu d’Israël. Grâce à elle, les Israélites reprennent courage et entrent en terre promise.

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Rahab à Jéricho Haut gauche : inconnu. Haut droite: anonyme, 17è s. Bas gauche: F. R. Pickersgill (1881). Bas centre: Marc Chagall.

Bas droite : E. van Nijmegen (1731)

Ruth (livre qui porte son nom)

Jeune femme originaire du royaume de Moab. Veuve, elle décide de rester fidèle à sa belle-mère israélite jusqu’au bout. Elle entre dans le peuple de Dieu en épousant Booz. Ruth devient l’arrière-grand-mère du roi David. Elle est célébrée dans le livre comme « une femme forte ».

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La vie de Ruth par John August Swanson

Bethsabée, femme d’Urie (2 Samuel 11-12)

Assujettie au désir du roi David, lequel fait tuer son mari pour cacher son adultère. Elle met au monde un enfant qui meurt au bout d’une semaine. Leur second fils, Salomon, deviendra roi après David.

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Suite de dix tapisseries représentant l'histoire de David et Bethsabée réalisées à Bruxelles vers 1525.

La tenture est exposée au Musée national de la Renaissance se trouvant dans le château d'Écouen. Photos: Wikipédia


Il faut regarder ailleurs que seulement ou d’abord dans « le scandale » de ces femmes, scandale dans lequel on les a trop souvent confinées. Que faut-il donc voir à travers ces quatre femmes ? Qu’ont-elles en commun avec Marie, la mère du Christ ? Au moins deux choses:

  • Tout d’abord, l’insuffisance de la lignée humaine et l’initiative imprévisible de Dieu pour sauver cette lignée. Dieu est à l’œuvre dans le temps de l’histoire. L’histoire ne se fait pas sans Dieu.

  • Dieu a suscité ces quatre femmes qui ont joué un rôle vital pour permettre un surcroît de VIE à Israël : Tamar donne une descendance à Juda, Rahab permet à Israël de s’installer sur la terre promise, Ruth est l’ancêtre directe de David et Bethsabée enfante Salomon. Par ces femmes, la VIE surgit, la descendance se fraie son chemin, les toledot se poursuivent…

Au fond, à travers ces femmes, on comprend que la Vie est la Loi qui dépasse toutes les lois. L’acharnement pour donner la vie, pour continuer une descendance, surtout celle du messie, ne connaît pas de limite. Comme le disait Paul Beauchamp : il faut parfois que la Loi soit enfreinte pour être mieux observée.

Matthieu veut nous faire comprendre que les irrégularités dans la généalogie de Jésus ne sont donc nullement un obstacle. La présence originale d’une série de cinq femmes dans la généalogie du Christ est le signe de la grâce de Dieu qui rend droit ce qui ne l’est pas et ne choisit pas toujours les chemins habituels des hommes. Ces exemples montrent que Dieu est capable de vaincre tous les obstacles, qu’ils soient d’ordre moral ou biologique, quand il s’agit de réaliser le dessein qui doit aboutir au Messie.

Enfin, ces quatre femmes donnent consistance au personnage de Marie et mettent en lumière l’extraordinaire nouveauté qui surgit par elle.

Les généalogies occupent une place importante dans la Bible. Mais à quoi servent-elles ? Elles sont très rébarbatives à lire. La généalogie de Jésus-Christ, au début de l’évangile de Matthieu (Mt 1,1-17), présente une suite de 42 noms d’hommes connus ou inconnus de la Bible. La liste est allongée encore par la mention de cinq femmes. Cela est surprenant, pas tant parce que ce sont des femmes, mais plutôt parce qu’elles sont loin d’être neutres… Alors, est-il possible de donner un sens théologique à la longue liste de ces personnages bibliques qui constituent les ancêtres de Jésus ?

01 GENEALOGIE DE JESUS, CHRIST, fils de David, fils d’Abraham. 02 Abraham engendra Isaac, Isaac engendra Jacob, Jacob engendra Juda et ses frères, 03 Juda, de son union avec Thamar, engendra Pharès et Zara, Pharès engendra Esrom, Esrom engendra Aram, 04 Aram engendra Aminadab, Aminadab engendra Naassone, Naassone engendra Salmone, 05 Salmone, de son union avec Rahab, engendra Booz, Booz, de son union avec Ruth, engendra Jobed, Jobed engendra Jessé, 06 Jessé engendra le roi David. David, de son union avec la femme d’Ourias, engendra Salomon, 07 Salomon engendra Roboam, Roboam engendra Abia, Abia engendra Asa, 08 Asa engendra Josaphat, Josaphat engendra Joram, Joram engendra Ozias, 09 Ozias engendra Joatham, Joatham engendra Acaz, Acaz engendra Ézékias, 10 Ézékias engendra Manassé, Manassé engendra Amone, Amone engendra Josias, 11 Josias engendra Jékonias et ses frères à l’époque de l’exil à Babylone. 12 Après l’exil à Babylone, Jékonias engendra Salathiel, Salathiel engendra Zorobabel, 13 Zorobabel engendra Abioud, Abioud engendra Éliakim, Éliakim engendra Azor, 14 Azor engendra Sadok, Sadok engendra Akim, Akim engendra Élioud, 15 Élioud engendra Éléazar, Éléazar engendra Mattane, Mattane engendra Jacob, 16 Jacob engendra Joseph, l’époux de Marie, de laquelle fut engendré Jésus, que l’on appelle Christ. 17 Le nombre total des générations est donc : depuis Abraham jusqu’à David, quatorze générations ; depuis David jusqu’à l’exil à Babylone, quatorze générations ; depuis l’exil à Babylone jusqu’au Christ, quatorze générations. (Mt 1,1-17)

A quoi servent les généalogies dans la Bible ?

Il s’agit d’abord d’une « carte d’identité » qui procure souvent la garantie officielle de la pureté du sang. Mais la présence de généalogies dans les livres bibliques indique aussi la volonté du rédacteur biblique d’inscrire ce qu’il va raconter dans le temps de l’histoire ! La foi au Dieu de la Révélation est ancrée dans le temps. Elle commence dans le temps et elle grandit dans le temps. C’est que… « le Verbe s’est fait chair » (Jn 1,14) !

Toute la Bible est parsemée de généalogies. Dans la Genèse, le cycle des patriarches (qui va de Gn 12 à Gn 50) ne peut se comprendre sans celui des origines (qui va de Gn 1 à Gn 11). Ainsi, le premier mot de la Bible hébraïque est « au commencement », terme qui a donné son nom au premier livre de la Bible en grec, genesis.

L’origine ne renvoie pourtant pas qu’au passé. À partir de l’origine, l’histoire peut se faire dans le temps. Elle avance, elle se construit. L’histoire est donc synonyme de nouveauté, de développement, de croissance. L’équivalent du mot genesis, en hébreu, jalonne le livre de la Genèse (2,4 ; 5,1 ; 6,9 ; 10,1 ; 11,10 ; 11,27 ; 25,12 ; 25,19 ; 36,1.9 ; 37,2) : il s’agit en réalité d’un refrain, celui des dix « toledot » qu’on peut traduire par « engendrements » ou « genèses ». Ce refrain atteste que le dessein divin est un dessein de VIE ! Même le ciel et la terre ont leur toledot :

« Telle fut la genèse/généalogie (toledot) du ciel et de la terre, quand ils furent créés, au temps où Yahvé Dieu fit la terre et le ciel… » (Gn 2, 4)
Après le déluge, l’humanité renaît pour ainsi dire à partir de Noé et de ses fils : « Voici la la genèse/généalogie (toledot) des fils de Noé, Sem, Cham et Japhet, auxquels des fils naquirent après le déluge… » (Gn 10, 1)

La généalogie de Jésus-Christ

La généalogie de Jésus commence précisément en renvoyant au terme grec genesis, le premier mot de l’Ancien Testament :

« Livre de la genèse de Jésus Christ, fils de David, fils d’Abraham… » (Mt 1, 1)

Cette genèse ou généalogie du début de l’évangile de Matthieu est organisée selon trois grandes périodes de l’histoire d’Israël :

1. D’Abraham à David

2. De David à la déportation à Babylone

3. De la déportation à Jésus-Christ.

« Le total des générations est donc : d’Abraham à David, quatorze générations ; de David à la déportation de Babylone, quatorze générations ; de la déportation de Babylone au Christ, quatorze générations. » (Mt 1, 17)

Pourquoi un tel jeu mathématique de 14 générations x 3 périodes de l’histoire ? Qu’est-ce que cela signifie ?

Une première explication peut être celle-ci : 14 étant un multiple de 7, chiffre symbolique de la plénitude. Matthieu aurait cherché à obtenir le nombre symbolique de 14 générations pour exprimer son projet : Jésus est, en sa personne, l’accomplissement des promesses de Dieu. Il est l’aboutissement du temps. Il est l’accomplissement des promesses de Dieu à Israël. En Jésus-Christ, Israël trouve l’aboutissement de tout ce qu’il espère.

Une seconde explication. On remarquera que Matthieu accorde une importance toute spéciale à David. Au verset 1, Matthieu qualifie Jésus-Christ de « fils de David ». Puis, au v. 6, David est mentionné à nouveau, cette fois comme « roi ». Or, l’articulation 14 x 3 est encore plus claire si on fait appel à la gématrie. Qu’est-ce que la gématrie ? Il n’y a pas de chiffre en hébreu. Pour indiquer les chiffres, chaque lettre prend une valeur numérique en fonction de son positionnement dans l’alphabet. A vaut 1, B vaut 2, etc. L’addition des valeurs numériques des lettres qui forment un mot donne donc à l’objet ou à la personne désignée par ce mot une valeur numérique symbolique. Or, il se trouve que les lettres hébraïques du nom de David – en hébreu, il n’y a que des consonnes – donnent un total de 14 :

Da – Vi – D

D est la 4ème lettre de l’alphabet et V la sixième. Ce qui nous fait :

4 + 6 + 4 = 14

Ainsi, le nom propre David qui prend la valeur numérique de quatorze indique, de manière symbolique que le nom et la promesse rattachée à la dynastie davidique caractérisent la vocation et mission de Jésus. Jésus est bien « le fils de David ». Ce titre messianique que Matthieu attribue à Jésus signifie que Jésus-Christ est bien le messie attendu par Israël.

La généalogie du Christ a été représentée depuis des siècles sous l’aspect de l’arbre de Jessé, père de David, conformément à la prophétie d’Isaïe:

« Un rejeton sortira de la souche de Jessé, un surgeon poussera de ses racines. » (Is 11, 1)

Arbre de Jessé, cathédrale de Chartres, France

Les femmes de la généalogie du Christ

Il y a une première anomalie qu’il faut remarquer au niveau de la mention de Joseph et de marie, tout à la fin de la généalogie. Joseph est mentionné comme étant « l’époux de Marie ». or, il est rare, même très rare, que dans la Bible un homme soit qualifié par rapport à son épouse. Cela n’arrive précisément que deux fois dans la Bible : ici en Mt 1,16 (Joseph, époux de Marie) et en Rt 1,3 (Elimélek, époux de Noémi). On a plutôt l’habitude du contraire : normalement, c’est le statut d’une femme qui est défini par l’autorité maritale dont elle dépend, et non l’inverse. Il y a donc ici, en Mt 1,16, une surprise inattendue qui attire l’attention du lecteur de cette généalogie sur la femme dont cet homme est le mari : Marie. La mention peu ordinaire de Marie (dont Joseph est l’époux) dans cette généalogie renvoie comme spontanément vers les quatre autres femmes qui la précèdent : Tamar, Rahab, Ruth et Bethsabée.

La raison de leur présence dans la généalogie du Christ a fait couler beaucoup d’encre. Le plus souvent, on a retenu que ces quatre femmes agissent dans des circonstances non habituelles, paradoxales, voire moralement inacceptables :

  • Tamar emprunte le chemin de la prostitution pour parvenir à ses fins ;

  • Rahab est une prostituée professionnelle ;

  • Bethsabée est la victime ou la complice de l’adultère de David ;

  • Enfin, Ruth est une étrangère, une Moabite. Or, les Moabites sont de farouches ennemis d’Israël.

Pourquoi Matthieu fait-il mémoire de ces femmes ? Aucune circonstance moralement répréhensible ne va caractériser la naissance de Jésus. Ce n’est sans doute pas de ce côté qu’il faut chercher l’explication. Il serait bien réducteur de s’arrêter à une lecture moralisatrice sur ces quatre personnages. Ces femmes pécheresses permettraient le dévoilement de la puissance de Dieu qui agit et fait son œuvre malgré le péché… peut-être, mais de ce point de vue, le péché et les situations irrégulières se trouvent toujours du côté des femmes… (comme par hasard !) En fait, une telle interprétation n’est pas satisfaisante, car même les récits de l’Ancien Testament évoquant ces femmes ne les condamnent pas pour leur conduite :

Tamar (Genèse 38)

Déguisée en prostituée, cette femme devient enceinte de son beau-père Juda. A l’issue de quoi, elle est dite « plus juste » que le grand patriarche Juda. Il ne lui est pas reproché d’avoir employé la ruse du déguisement, de la prostitution et de l’inceste. En fait, elle donne naissance à des jumeaux dont l’un, Pérets, sera l’ancêtre du roi David.

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Tamar et Juda. Gauche: M. Chagall. Centre: anonyme. Droite: Hendrik Visjager (17ème s.)

Rahab (Josué 2)

Une prostituée qui habite la ville cananéenne de Jéricho. Elle aide les Israélites en protégeant les espions venus en reconnaissance. Elle fait une profession de foi au Dieu d’Israël. Grâce à elle, les Israélites reprennent courage et entrent en terre promise.

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Rahab à Jéricho Haut gauche : inconnu. Haut droite: anonyme, 17è s. Bas gauche: F. R. Pickersgill (1881). Bas centre: Marc Chagall.

Bas droite : E. van Nijmegen (1731)

Ruth (livre qui porte son nom)

Jeune femme originaire du royaume de Moab. Veuve, elle décide de rester fidèle à sa belle-mère israélite jusqu’au bout. Elle entre dans le peuple de Dieu en épousant Booz. Ruth devient l’arrière-grand-mère du roi David. Elle est célébrée dans le livre comme « une femme forte ».

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La vie de Ruth par John August Swanson

Bethsabée, femme d’Urie (2 Samuel 11-12)

Assujettie au désir du roi David, lequel fait tuer son mari pour cacher son adultère. Elle met au monde un enfant qui meurt au bout d’une semaine. Leur second fils, Salomon, deviendra roi après David.

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Suite de dix tapisseries représentant l'histoire de David et Bethsabée réalisées à Bruxelles vers 1525.

La tenture est exposée au Musée national de la Renaissance se trouvant dans le château d'Écouen. Photos: Wikipédia


Il faut regarder ailleurs que seulement ou d’abord dans « le scandale » de ces femmes, scandale dans lequel on les a trop souvent confinées. Que faut-il donc voir à travers ces quatre femmes ? Qu’ont-elles en commun avec Marie, la mère du Christ ? Au moins deux choses:

  • Tout d’abord, l’insuffisance de la lignée humaine et l’initiative imprévisible de Dieu pour sauver cette lignée. Dieu est à l’œuvre dans le temps de l’histoire. L’histoire ne se fait pas sans Dieu.

  • Dieu a suscité ces quatre femmes qui ont joué un rôle vital pour permettre un surcroît de VIE à Israël : Tamar donne une descendance à Juda, Rahab permet à Israël de s’installer sur la terre promise, Ruth est l’ancêtre directe de David et Bethsabée enfante Salomon. Par ces femmes, la VIE surgit, la descendance se fraie son chemin, les toledot se poursuivent…

Au fond, à travers ces femmes, on comprend que la Vie est la Loi qui dépasse toutes les lois. L’acharnement pour donner la vie, pour continuer une descendance, surtout celle du messie, ne connaît pas de limite. Comme le disait Paul Beauchamp : il faut parfois que la Loi soit enfreinte pour être mieux observée.

Matthieu veut nous faire comprendre que les irrégularités dans la généalogie de Jésus ne sont donc nullement un obstacle. La présence originale d’une série de cinq femmes dans la généalogie du Christ est le signe de la grâce de Dieu qui rend droit ce qui ne l’est pas et ne choisit pas toujours les chemins habituels des hommes. Ces exemples montrent que Dieu est capable de vaincre tous les obstacles, qu’ils soient d’ordre moral ou biologique, quand il s’agit de réaliser le dessein qui doit aboutir au Messie.

Enfin, ces quatre femmes donnent consistance au personnage de Marie et mettent en lumière l’extraordinaire nouveauté qui surgit par elle.