En 1967, alors que l’expédition archéologique néerlandaise fouillait le site de Tal Deir Allah (Jordanie), des inscriptions sur des morceaux de plâtre furent mises au jour. L’une d’elle évoque le prophète Balaam, fils de Béor, un personnage bien connu de la Bible. Comment interpréter le rapport entre le récit biblique et cette inscription ? C’est ce que nous allons découvrir ensemble !
Le prophète Balaam selon la Bible
Trois chapitres sont consacrés au prophète Balaam, dans le livre des Nombres (Nb 22-24). L’épisode n’est donc pas périphérique. Il est d’ailleurs surprenant à de nombreux égards.
Premièrement, le récit s’attarde sur un prophète qui n’est pas au service d’Israël, mais au service du roi de Moab appelé Balaq. Ce dernier convoque son prophète Balaam afin de lui donner une mission bien particulière : celle de maudire le peuple d’Israël qui monte d’Egypte et s’apprête à traverser le territoire moabite.
4 Balaq, fils de Cippor, était roi de Moab en ce temps-là. 5 Il envoya des messagers mander Balaam, fils de Béor, à Pétor, sur le Fleuve, au pays des fils d’Ammav. Il lui disait : “Voici que le peuple qui est sorti d’Egypte a couvert tout le pays ; il s’est établi en face de moi. Viens donc, je te prie, et maudis-moi ce peuple, car il est plus puissant que moi. Ainsi pourrons-nous le battre et le chasser du pays. Car je le sais : celui que tu bénis est béni, celui que tu maudis est maudit. (Nb 22, 4‑6)
Deuxièmement, et c’est une autre curiosité, Dieu se manifeste à Balaam en lui disant de ne PAS maudire Israël, car ce peuple est BENI (Nb 22,12). Dieu intervient donc en faveur de son peuple, même en se servant d’un prophète païen.
Un épisode fameux met en scène l’ânesse de Balaam qui est finalement plus visionnaire que son maître ! Troisième curiosité. Alors que Balaam doit se mettre en route, un ange du Seigneur lui barre mystérieusement la route (Nb 22,22-35). L’ange est invisible aux yeux de Balaam, mais heureusement pas aux yeux de son ânesse. En effet, l’ange tient une épée à la main et garde le passage. Forcer le passage reviendrait à mourir. Voyant l’ange, l’ânesse refuse d’avancer et se fait battre par son maître à cause de cela. Un étonnant dialogue prend alors place entre Balaam et sa monture ! Enfin, l’ange se montre aussi à Balaam qui comprend que, s’il a la vie sauve, c’est grâce à son ânesse. Le récit est clairement ironique : alors que Balaam est censé être un prophète « aux yeux ouverts » et « qui voit » ce que Dieu veut et fait, il est en réalité bien plus aveugle qu’un âne, si Dieu ne lui ouvre pas les yeux !
4 Oracle de celui qui écoute les paroles de Dieu. Il voit ce que Shaddaï fait voir, il obtient la réponse divine et ses yeux s’ouvrent. […] 16 Oracle de celui qui écoute les paroles de Dieu, de celui qui sait la science du Très-Haut. Haut. Il voit ce que Shaddaï fait voir, il obtient la réponse divine et ses yeux s’ouvrent. (Nb 24, 4.16)
Dans les chapitres 23 et 24 du livre des Nombres sont rapportés de longs oracles de Balaam, par lesquels ce prophète païen se met donc à bénir Israël ! Plus encore, Balaam annonce l’avènement d’un roi pour le peuple d’Israël nouvellement sorti d’Egypte et qui n’est même pas encore installé dans sa nouvelle terre. Ce roi vaincra même les Moabites ! Nouvelle ironie.
7 Un héros grandit dans sa descendance, il domine sur des peuples nombreux. Son roi est plus grand qu’Agag, sa royauté s’élève. […] 17 Je le vois – mais non pour maintenant, je l’aperçois – mais non de près : Un astre issu de Jacob devient chef, un sceptre se lève, issu d’Israël. Il frappe les tempes de Moab et le crâne de tous les fils de Seth. (Nb 24, 7.17) 7.17)
Les chrétiens connaissent bien cet oracle, puisqu’il est relu chaque année pendant le temps de l’Avent, comme une préfiguration de la naissance du Christ. Christ.
Il reste à considérer maintenant quels sont les points de touche entre le récit biblique sur Balaam et l’inscription de Deir Alla.
Découverte de l’inscription de Deir Alla
Pour commencer, précisons que le site de Deir Alla, situé au bord de l’affluent du Jourdain, appelé Yabboq, en Jordanie, correspondrait au site de Penuel également mentionné dans la Bible (voir Gn 32,23).
Le texte retrouvé en plusieurs morceaux couvrait manifestement un mur. L’analyse paléographique, ainsi que celle au carbone 14, permettent de dater l’inscription vers 800 av. J.-C. Plusieurs éléments relevés par les archéologues indiquent que l’inscription aurait été détruite par un tremblement de terre. Ce point est d’ailleurs en accointance avec la datation proposée, puisqu’il est notamment fait mention d’un très fort tremblement de terre ayant eu lieu à la même époque, dans le livre du prophète Amos (Am 1,1).
Le texte de la première partie de l’inscription
En voici la traduction :
1. INSCRIPTION DE [BA]LAAM [FILS DE BEOR], L’HOMME QUI VOYAIT LES DIEUX. Voici que les dieux vinrent auprès de lui de nuit et [ils l]ui [parlèrent]
2. selon ces paro[les] et ils dirent à Balaam fils de Beor ainsi : « LA DERNIERE FLAMME EST APPARUE, UN FEU POUR LE CHÂTIMENT EST APPARU ! »
3. Et Balaam se leva le lendemain […………..…….. plusieurs ?] jours […………….…….]
et il ne pou[vait manger] et il pleu-
4. rait intensément et son ‘ peuple ‘ entra chez lui et ils [dirent] à Balaam fils de Beor : « Pourquoi jeûnes-tu et pourquoi pleures-tu ? ». Et il
5. leur dit : « Asseyez-vous, je vous montrerai combien gra[nd] est le malheur] et venez voir les œuvres des dieux. Les dieux se sont réunis
6. et les Puissants ont fixé le terme, et ils ont dit à Sha[ma]sh : ‘ Couds, ferme les deux par ton nuage, (qu’il y ait) là l’obscurité et non l’é-
7. clat, l’ombre et non le rayonnement ?, car tu provoqueras la terreur [par un nua]ge d’obscurité, et ne fais plus de bruit à jamais mais (à ta place ?) le passereau, la chauve-
8. souris, l’aigle et le péli[can], les vautours, l’autruche et la ci[gogne et] les fauconneaux, la chouette, les poussins du héron, la colombe, le rapace,
9. le pigeon, le moineau, [tout oiseau des ci]eux et [sur terre ?] en bas, à l’endroit où le bâton (= la houlette) menait (paître) des brebis, des lièvres ont mangé
10. [en]semble libre[ment. . .
(Traduction : André Lemaire, « Les inscriptions de Deir ‘Alla et la littérature araméenne antique », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Année 1985, 129-2, p. 270-285.)
Interprétation du texte de l’inscription
Dans la mesure où nous comprenons les neuf premières lignes, il s’agit d’un texte dont le genre littéraire est précisé par le titre écrit à l’encre rouge : « Inscription/texte /livre de Balaam fils de Beor, l’homme qui voyait les dieux ».
Effectivement Balaam reçoit un oracle divin lors d’une vision nocturne, oracle de jugement et de condamnation écrit à l’encre rouge. À la suite de cette vision Balaam jeûne et pleure, ce qui provoque les questions de son entourage.
Balaam leur explique alors, dans une longue description, la vision catastrophique de ce qui va se passer dans le ciel (disparition du soleil, multiplication des oiseaux) et sur terre (conduite anormale des animaux et des hommes ?).
On notera que dans ce texte Balaam semble apparaître comme quelqu’un de déjà connu : on n’indique ni son origine, ni son époque ; cela laisse entendre que le titre écrit à l’encre rouge n’indique pas nécessairement que nous sommes au début du cycle ou d’une série d’histoires mais qu’il s’agit plutôt d’un extrait du « livre de Balaam fils de Beor », nous dirions presque d’un morceau choisi de la littérature concernant ce personnage connu par ailleurs dans la tradition biblique (spécialement Nombres 22-24).
D’ailleurs plusieurs expressions de ces inscriptions ne sont pas sans évoquer certaines formules hébraïques du cycle biblique de Balaam. Ainsi, on peut en rapprocher la ligne 1 de Nombres 22,9.20 :
9 Dieu vint à Balaam et lui dit : “Quels sont ces hommes qui sont chez toi ?” […] 20 Dieu vint à Balaam pendant la nuit et lui dit : “Ces gens ne sont-ils pas venus t’appeler ? Lève-toi, pars avec eux. Mais tu ne feras que ce que je te dirai.” (Nb 22, 9.20)
On peut également rapprocher la ligne 3 de Nombres 22,13.21 :
13 Au matin, Balaam se leva et dit aux princes envoyés par Balaq : « Partez pour votre pays, car Yahvé refuse de me laisser aller avec vous. » […] 21 Au matin, Balaam se leva, sella son ânesse et partit avec les princes de Moab. (Nb 22, 13.21)
D’autres expressions semblent évoquer certaines formules bibliques sur le « jour de YHWH », ainsi des mentions de la flamme, du feu, de l’obscurité, de la terreur, de la multiplication des animaux et oiseaux sauvages ou impurs. La parenté des formules de l’inscription avec ces formules bibliques n’est pas sans poser le problème d’un héritage culturel commun ou d’une influence possible d’une littérature sur une autre.
L’influence de la littérature araméenne sur la littérature biblique
Il y a probablement un rapport entre cette littérature araméenne ancienne et certaines traditions bibliques. Cependant ce rapport nous semble avoir été parfois mal compris : selon certains commentateurs, puisque Balaam est attesté dans cette inscription araméenne du VIIIème siècle, la rédaction des traditions bibliques de Balaam ne pourrait donc être que postérieure à cette date. Mais il n’y a aucune raison pour que le personnage de Balaam soit contemporain de cette copie sur le mur de Deir Alla. En fait, l’intérêt historique de cet extrait du « livre de Balaam fils de Beor, l’homme qui voyait les dieux » est ailleurs. Dans la tradition biblique, Balaam n’est visiblement pas un voyant hébreu ou israélite mais un étranger, probablement un araméen ; cette origine semble confirmée par l’inscription de Deir Alla qui révèle, de plus, qu’il y avait une littérature araméenne, un spr, un « livre », autour de ce personnage. Dès lors, c’est probablement parce que cette littérature araméenne autour de Balaam était bien connue que des scribes israélites ont voulu, en quelque sorte, « annexer » ce personnage à leur propre tradition littéraire en le faisant prophétiser en leur faveur (Nombres 22-24). Autrement dit, la tradition biblique du voyant Balaam fils de Beor suppose l’existence de la tradition littéraire araméenne de ce personnage et semble en dépendre.
Les inscriptions sur plâtre de Deir Alla, surtout l’extrait du « livre de Balaam fils de Beor », jettent donc une lumière toute nouvelle qui manifeste l’importance de la littérature araméenne ancienne et son influence sur la littérature hébraïque.
Emanuelle Pastore
Source: André Lemaire, « Les inscriptions de Deir ‘Alla et la littérature araméenne antique », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Année 1985, 129-2, p. 270-285.
En 1967, alors que l’expédition archéologique néerlandaise fouillait le site de Tal Deir Allah (Jordanie), des inscriptions sur des morceaux de plâtre furent mises au jour. L’une d’elle évoque le prophète Balaam, fils de Béor, un personnage bien connu de la Bible. Comment interpréter le rapport entre le récit biblique et cette inscription ? C’est ce que nous allons découvrir ensemble !
Le prophète Balaam selon la Bible
Trois chapitres sont consacrés au prophète Balaam, dans le livre des Nombres (Nb 22-24). L’épisode n’est donc pas périphérique. Il est d’ailleurs surprenant à de nombreux égards.
Premièrement, le récit s’attarde sur un prophète qui n’est pas au service d’Israël, mais au service du roi de Moab appelé Balaq. Ce dernier convoque son prophète Balaam afin de lui donner une mission bien particulière : celle de maudire le peuple d’Israël qui monte d’Egypte et s’apprête à traverser le territoire moabite.
4 Balaq, fils de Cippor, était roi de Moab en ce temps-là. 5 Il envoya des messagers mander Balaam, fils de Béor, à Pétor, sur le Fleuve, au pays des fils d’Ammav. Il lui disait : “Voici que le peuple qui est sorti d’Egypte a couvert tout le pays ; il s’est établi en face de moi. Viens donc, je te prie, et maudis-moi ce peuple, car il est plus puissant que moi. Ainsi pourrons-nous le battre et le chasser du pays. Car je le sais : celui que tu bénis est béni, celui que tu maudis est maudit. (Nb 22, 4‑6)
Deuxièmement, et c’est une autre curiosité, Dieu se manifeste à Balaam en lui disant de ne PAS maudire Israël, car ce peuple est BENI (Nb 22,12). Dieu intervient donc en faveur de son peuple, même en se servant d’un prophète païen.
Un épisode fameux met en scène l’ânesse de Balaam qui est finalement plus visionnaire que son maître ! Troisième curiosité. Alors que Balaam doit se mettre en route, un ange du Seigneur lui barre mystérieusement la route (Nb 22,22-35). L’ange est invisible aux yeux de Balaam, mais heureusement pas aux yeux de son ânesse. En effet, l’ange tient une épée à la main et garde le passage. Forcer le passage reviendrait à mourir. Voyant l’ange, l’ânesse refuse d’avancer et se fait battre par son maître à cause de cela. Un étonnant dialogue prend alors place entre Balaam et sa monture ! Enfin, l’ange se montre aussi à Balaam qui comprend que, s’il a la vie sauve, c’est grâce à son ânesse. Le récit est clairement ironique : alors que Balaam est censé être un prophète « aux yeux ouverts » et « qui voit » ce que Dieu veut et fait, il est en réalité bien plus aveugle qu’un âne, si Dieu ne lui ouvre pas les yeux !
4 Oracle de celui qui écoute les paroles de Dieu. Il voit ce que Shaddaï fait voir, il obtient la réponse divine et ses yeux s’ouvrent. […] 16 Oracle de celui qui écoute les paroles de Dieu, de celui qui sait la science du Très-Haut. Haut. Il voit ce que Shaddaï fait voir, il obtient la réponse divine et ses yeux s’ouvrent. (Nb 24, 4.16)
Dans les chapitres 23 et 24 du livre des Nombres sont rapportés de longs oracles de Balaam, par lesquels ce prophète païen se met donc à bénir Israël ! Plus encore, Balaam annonce l’avènement d’un roi pour le peuple d’Israël nouvellement sorti d’Egypte et qui n’est même pas encore installé dans sa nouvelle terre. Ce roi vaincra même les Moabites ! Nouvelle ironie.
7 Un héros grandit dans sa descendance, il domine sur des peuples nombreux. Son roi est plus grand qu’Agag, sa royauté s’élève. […] 17 Je le vois – mais non pour maintenant, je l’aperçois – mais non de près : Un astre issu de Jacob devient chef, un sceptre se lève, issu d’Israël. Il frappe les tempes de Moab et le crâne de tous les fils de Seth. (Nb 24, 7.17) 7.17)
Les chrétiens connaissent bien cet oracle, puisqu’il est relu chaque année pendant le temps de l’Avent, comme une préfiguration de la naissance du Christ. Christ.
Il reste à considérer maintenant quels sont les points de touche entre le récit biblique sur Balaam et l’inscription de Deir Alla.
Découverte de l’inscription de Deir Alla
Pour commencer, précisons que le site de Deir Alla, situé au bord de l’affluent du Jourdain, appelé Yabboq, en Jordanie, correspondrait au site de Penuel également mentionné dans la Bible (voir Gn 32,23).
Le texte retrouvé en plusieurs morceaux couvrait manifestement un mur. L’analyse paléographique, ainsi que celle au carbone 14, permettent de dater l’inscription vers 800 av. J.-C. Plusieurs éléments relevés par les archéologues indiquent que l’inscription aurait été détruite par un tremblement de terre. Ce point est d’ailleurs en accointance avec la datation proposée, puisqu’il est notamment fait mention d’un très fort tremblement de terre ayant eu lieu à la même époque, dans le livre du prophète Amos (Am 1,1).
Le texte de la première partie de l’inscription
En voici la traduction :
1. INSCRIPTION DE [BA]LAAM [FILS DE BEOR], L’HOMME QUI VOYAIT LES DIEUX. Voici que les dieux vinrent auprès de lui de nuit et [ils l]ui [parlèrent]
2. selon ces paro[les] et ils dirent à Balaam fils de Beor ainsi : « LA DERNIERE FLAMME EST APPARUE, UN FEU POUR LE CHÂTIMENT EST APPARU ! »
3. Et Balaam se leva le lendemain […………..…….. plusieurs ?] jours […………….…….]
et il ne pou[vait manger] et il pleu-
4. rait intensément et son ‘ peuple ‘ entra chez lui et ils [dirent] à Balaam fils de Beor : « Pourquoi jeûnes-tu et pourquoi pleures-tu ? ». Et il
5. leur dit : « Asseyez-vous, je vous montrerai combien gra[nd] est le malheur] et venez voir les œuvres des dieux. Les dieux se sont réunis
6. et les Puissants ont fixé le terme, et ils ont dit à Sha[ma]sh : ‘ Couds, ferme les deux par ton nuage, (qu’il y ait) là l’obscurité et non l’é-
7. clat, l’ombre et non le rayonnement ?, car tu provoqueras la terreur [par un nua]ge d’obscurité, et ne fais plus de bruit à jamais mais (à ta place ?) le passereau, la chauve-
8. souris, l’aigle et le péli[can], les vautours, l’autruche et la ci[gogne et] les fauconneaux, la chouette, les poussins du héron, la colombe, le rapace,
9. le pigeon, le moineau, [tout oiseau des ci]eux et [sur terre ?] en bas, à l’endroit où le bâton (= la houlette) menait (paître) des brebis, des lièvres ont mangé
10. [en]semble libre[ment. . .
(Traduction : André Lemaire, « Les inscriptions de Deir ‘Alla et la littérature araméenne antique », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Année 1985, 129-2, p. 270-285.)
Interprétation du texte de l’inscription
Dans la mesure où nous comprenons les neuf premières lignes, il s’agit d’un texte dont le genre littéraire est précisé par le titre écrit à l’encre rouge : « Inscription/texte /livre de Balaam fils de Beor, l’homme qui voyait les dieux ».
Effectivement Balaam reçoit un oracle divin lors d’une vision nocturne, oracle de jugement et de condamnation écrit à l’encre rouge. À la suite de cette vision Balaam jeûne et pleure, ce qui provoque les questions de son entourage.
Balaam leur explique alors, dans une longue description, la vision catastrophique de ce qui va se passer dans le ciel (disparition du soleil, multiplication des oiseaux) et sur terre (conduite anormale des animaux et des hommes ?).
On notera que dans ce texte Balaam semble apparaître comme quelqu’un de déjà connu : on n’indique ni son origine, ni son époque ; cela laisse entendre que le titre écrit à l’encre rouge n’indique pas nécessairement que nous sommes au début du cycle ou d’une série d’histoires mais qu’il s’agit plutôt d’un extrait du « livre de Balaam fils de Beor », nous dirions presque d’un morceau choisi de la littérature concernant ce personnage connu par ailleurs dans la tradition biblique (spécialement Nombres 22-24).
D’ailleurs plusieurs expressions de ces inscriptions ne sont pas sans évoquer certaines formules hébraïques du cycle biblique de Balaam. Ainsi, on peut en rapprocher la ligne 1 de Nombres 22,9.20 :
9 Dieu vint à Balaam et lui dit : “Quels sont ces hommes qui sont chez toi ?” […] 20 Dieu vint à Balaam pendant la nuit et lui dit : “Ces gens ne sont-ils pas venus t’appeler ? Lève-toi, pars avec eux. Mais tu ne feras que ce que je te dirai.” (Nb 22, 9.20)
On peut également rapprocher la ligne 3 de Nombres 22,13.21 :
13 Au matin, Balaam se leva et dit aux princes envoyés par Balaq : « Partez pour votre pays, car Yahvé refuse de me laisser aller avec vous. » […] 21 Au matin, Balaam se leva, sella son ânesse et partit avec les princes de Moab. (Nb 22, 13.21)
D’autres expressions semblent évoquer certaines formules bibliques sur le « jour de YHWH », ainsi des mentions de la flamme, du feu, de l’obscurité, de la terreur, de la multiplication des animaux et oiseaux sauvages ou impurs. La parenté des formules de l’inscription avec ces formules bibliques n’est pas sans poser le problème d’un héritage culturel commun ou d’une influence possible d’une littérature sur une autre.
L’influence de la littérature araméenne sur la littérature biblique
Il y a probablement un rapport entre cette littérature araméenne ancienne et certaines traditions bibliques. Cependant ce rapport nous semble avoir été parfois mal compris : selon certains commentateurs, puisque Balaam est attesté dans cette inscription araméenne du VIIIème siècle, la rédaction des traditions bibliques de Balaam ne pourrait donc être que postérieure à cette date. Mais il n’y a aucune raison pour que le personnage de Balaam soit contemporain de cette copie sur le mur de Deir Alla. En fait, l’intérêt historique de cet extrait du « livre de Balaam fils de Beor, l’homme qui voyait les dieux » est ailleurs. Dans la tradition biblique, Balaam n’est visiblement pas un voyant hébreu ou israélite mais un étranger, probablement un araméen ; cette origine semble confirmée par l’inscription de Deir Alla qui révèle, de plus, qu’il y avait une littérature araméenne, un spr, un « livre », autour de ce personnage. Dès lors, c’est probablement parce que cette littérature araméenne autour de Balaam était bien connue que des scribes israélites ont voulu, en quelque sorte, « annexer » ce personnage à leur propre tradition littéraire en le faisant prophétiser en leur faveur (Nombres 22-24). Autrement dit, la tradition biblique du voyant Balaam fils de Beor suppose l’existence de la tradition littéraire araméenne de ce personnage et semble en dépendre.
Les inscriptions sur plâtre de Deir Alla, surtout l’extrait du « livre de Balaam fils de Beor », jettent donc une lumière toute nouvelle qui manifeste l’importance de la littérature araméenne ancienne et son influence sur la littérature hébraïque.
Emanuelle Pastore
Source: André Lemaire, « Les inscriptions de Deir ‘Alla et la littérature araméenne antique », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Année 1985, 129-2, p. 270-285.