Les Psaumes constituent le plus merveilleux des livres de prière, premièrement parce qu’ils expriment avec des mots les attitudes les plus profondes du croyant. Ils mettent en poésie les cris, parfois heureux, parfois douloureux, de la vie. Mais ce sont des cris, aussi perçants ou doux soient-ils, qui sont toujours adressés à Dieu. En cela, ils sont prière. Deuxièmement, les Psaumes traversent les âges et les cultures. Ils sont universellement valables, car ils sont ancrés dans l’expérience humaine la plus profonde qui soit : celle de la relation du croyant avec Dieu. Leur actualité peut et doit nous interpeler aujourd’hui ! Pour y parvenir, il faut franchir quelques étapes…
Qu’est-ce que le psautier ?
Appelé en hébreu « livre des louanges », ce recueil de poèmes et de chants contient les prières traditionnelles du peuple d’Israël. Ces hymnes, nous les appelons psaumes, d’après le terme grec qui servit à les désigner. Elles étaient régulièrement utilisées, au temps de Jésus, durant les pèlerinages à Jérusalem, les liturgies du Temple, les assemblées synagogales du Sabbat, et dans la dévotion privée. Parmi les Écritures sacrées des Juifs, le livre des psaumes fut le plus connu et le plus aimé. En le citant, on se référait d’abord à David, le Roi-prophète, considéré comme le fondateur du genre.
Pourquoi les chrétiens prient-ils avec les psaumes ?
De tous les écrits de l’Ancien Testament auxquels se réfère le Nouveau, le livre des Psaumes est le plus souvent cité.
Lorsque les auteurs du Nouveau Testament citent les Psaumes, c’est toujours pour montrer comment Jésus de Nazareth a assumé, renouvelé et accompli ce qu’ils annonçaient. Le premier discours de Pierre, le jour de la Pentecôte (Ac 2, 25-28), s’appuie sur le psaume 15 (16) et sur le psaume 109 (110) pour prêcher la résurrection et l’exaltation de Jésus mort et enseveli. Les Évangiles nous montrent souvent Jésus utilisant des passages connus de psaumes pour éclairer et autoriser sa mission messianique (Mc 12, 35-37 ; Mt 21, 42). C’est avec des paroles psalmiques que l’on entend Jésus prier sur la croix (Mc 15, 34 ; Le 23, 46 ; Jn 19, 29) ou que sont interprétés divers événements de la Passion (Jn 13, 18 ; Jn 19, 24 ; 19, 36). Après sa résurrection, Jésus dit aux onze assemblés, selon Lc 24, 44 :
« C’est là ce que je vous disais lorsque j’étais encore avec vous; il fallait que s’accomplisse tout ce qui a été écrit de moi dans la loi de Moïse, dans les prophètes et dans les psaumes. Alors il leur ouvrit l’esprit à l’intelligence des Écritures. »
L’esprit ainsi ouvert à l’intelligence des psaumes, les disciples du Christ n’ont jamais cessé d’y lire l’annonce et la réalisation de ses mystères, d’y entendre sa voix et sa prière, d’y puiser l’expression de ce qu’ils vivent dans leur existence croyante et de ce qu’ils célèbrent dans les mystères liturgiques de l’Église.
Comment faire sienne ces prières si lointaines ?
Comment puis-je faire miennes aujourd’hui des prières issues d’un temps et d’un milieu si éloignés de moi ? Comment puis-je appliquer à Jésus des textes écrits par des personnes venues avant lui dans des circonstances historiquement autres ? De la réponse à ces deux questions dépendent pour nous la possibilité de « prier les psaumes » et la légitimité de les prier chrétiennement.
Les Psaumes parlent — me parlent et parlent par moi — de manières diverses. Tantôt ils racontent ce qui est arrivé à un peuple auquel le Dieu unique s’est fait connaître : ses victoires et ses défaites, ses actes de foi ou d’infidélité et tout ce que son Dieu, « Le Seigneur » (YHWH), a fait par lui. Parfois le récit se rapporte à un membre de ce peuple, par exemple son roi, ou un fidèle anonyme. Tantôt les psaumes méditent sur la condition humaine, sur le sort du juste et du méchant, sur les interventions de Dieu. Ils disent alors la « sagesse » acquise par l’expérience du peuple de l’Alliance et la formulent en proverbes et sentences. Tantôt ils annoncent ce que Dieu fera pour son peuple, son règne à venir et le Jour du jugement. Tantôt ils invitent à la louange et à l’action de grâce. Tantôt enfin des hommes disent « je », quelquefois « nous », pour raconter leurs épreuves, leurs maladies, leurs persécutions, leurs péchés, leurs doutes, puis les délivrances reçues de Dieu et leurs actions de grâces. Souvent les psaumes mélangent les genres, passant librement de « ils » à « nous », de « lui » à « je », de « Il » à « Toi ».
Lorsque les psaumes relatent des événements significatifs de la vie d’Israël, il est aisé de les recevoir comme un témoignage des interventions de Dieu dans l’histoire du salut de l’humanité. Ces événements, comme l’Exode ou le retour d’exil, comme le choix d’Abraham ou de David, qui fondaient la foi d’Israël, fondent aussi pour nous la foi au seul Dieu Sauveur des hommes. Ils nous provoquent à l’action de grâce et à l’espérance. Lorsqu’ils formulent la Sagesse, ils nous indiquent le chemin du salut et celui de la perdition. Lorsqu’ils annoncent les réalités à venir, lorsqu’ils appellent à la conversion .et à la justice, à la louange et à la joie, nous sommes directement pressés de croire au salut qui vient de Dieu seul, de nous reconnaître pécheurs devant lui, de le servir en pratiquant la justice envers lui et les hommes, de lui rendre grâce en lui offrant le sacrifice de notre louange.
Prier un psaume en « je »
Quand le psaume s’exprime en « je » ou en « nous », trois attitudes sont possibles. La première ·consiste à se mettre comme « dans la peau » de celui ou de ceux qui ont parlé : un malade qui se plaint à Dieu puis remercie pour sa guérison, un pécheur qui avoue sa faute et dit sa joie d’être pardonné, Jérusalem assiégée et prise par ses ennemis, le peuple revenant de l’exil, etc. Je nourris ainsi ma mémoire de l’histoire humaine — dont je fais partie — devant Dieu. La seconde consiste à entendre dans les phrases en « je » ou en « nous » la voix du Christ et de l’Église. Une troisième manière consiste à prendre le texte à mon compte, en y lisant ma propre histoire.
Cette dernière attitude correspond à une lecture de type poétique. Je ne limite pas le texte aux significations qu’il a pu avoir dans un contexte passé (le plus souvent impossible à déterminer). Sans oublier son origine et sans négliger les lois de lecture que chaque texte porte en lui-même, je le laisse comme venir à moi et prendre sens pour moi, aujourd’hui, en fonction de ce qui est ma vie. Parfois, je reçois les mots dans leur acception ordinaire : « Écoute ma prière, Seigneur » — « Pardonne mes fautes ». Parfois, j’accueille la suggestion des images : « Dans cette nuit où je crie en ta présence » — « Sois ma lumière ». Nuit et lumière sont deux pôles permanents de mon existence qui sous d’innombrables formes, m’attirent ou me repoussent. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire au jeu des images que j’éprouve ici et maintenant la sensation physique dont elles sont nées. De même que l’on dit couramment dans un excès de travail : « Je suis submergé », on peut dire dans la détresse spirituelle : « Les eaux montent jusqu’à ma gorge. » Même la tournure, inhabituelle pour nous, de telles expressions réveille le jeu des images.
Ma gorge, mes os, mes mains, mes pieds, ma bouche, mes oreilles, mes yeux, mon cœur, mes reins, mon souffle, et encore l’eau, la terre, le ciel, le feu, le vent, le désert, le jour, la nuit, qui surgissent presque à chaque verset de la poésie religieuse des psaumes, ne sont jamais de pures mentions physiologiques ou physiques. Ils désignent une manière concrète et imagée de se situer par rapport à soi-même, aux autres, au monde ambiant, à Dieu. Le corps, situé dans le monde, est le premier lieu, le premier langage de la prière des psaumes. C’est là une des raisons qui fait de cette poésie religieuse un langage relativement universel. Tout homme, s’il veut bien prendre en compte ses images réalistes et ouvertes, peut s’y reconnaître lui-même. Mais ce langage ne nous touche que parce qu’il a été d’abord celui d’hommes réels, faits de chair et de sang, vivant dans un temps déterminé de l’histoire humaine, dans un lieu précis de la terre habitée, dans une société particulière avec ses coutumes et ses mœurs.
S’adresser au christ et entendre le christ dans les psaumes
Le Christ est tout à la fois, pour un chrétien, le Dieu qui est prié dans les psaumes et l’homme qui prie les psaumes.
Depuis que Jésus a été manifesté Christ et Seigneur par sa résurrection et son exaltation à la droite du Père, il est aussi reconnu comme le Dieu qui crée, qui rassemble, qui règne, qui juge, qui libère, rachète et sauve. Chaque fois que des chrétiens rencontrent dans les psaumes le titre de « Seigneur » — Kyrios, nom grec substitué depuis la version des Septante au nom ineffable du Dieu d’Israël : YHWH — ils l’interprètent nécessairement à la lumière de Celui gui a reçu « le Nom au-dessus de tout nom » (Ph 2, 9). Le Seigneur des psaumes est toujours le Dieu unique. Mais tout ce que le Père fait pour nous, il le fait par son Fils, dans l’Esprit- Saint. C’est donc en toute vérité et plénitude de sens que nous chantons, du Christ ressuscité des paroles comme : « Le Seigneur règne ; il est notre Dieu et nous sommes son peuple ; il m’a sauvé ; il me mène par le bon chemin. » Désormais notre relation à Dieu passe par le Fils unique.
Cependant Jésus est aussi Fils de l’homme et frère des hommes. Il s’est fait semblable à nous en toutes choses, de la naissance à la mort. Il s’est même « fait péché » pour nous (2 Co 5, 21) sans avoir fait de péché. Mais il est ressuscité par la puissance de Dieu. Par lui, la relation de l’homme à Dieu est radicalement renouvelée. Tout ce qui, dans les psaumes, est dit de l’homme — par un homme — reçoit un sens nouveau à la lumière de Celui que nous croyons être la Parole faite chair, assumant en elle toute la nature humaine. Quand un pauvre appelle à l’aide, quand un innocent demande justice, quand un persécuté à mort crie qu’on l’épargne, quand il rend grâce après avoir été sauvé, la pleine vérité de chacune de ces paroles se tire de la vie, la mort et la résurrection de Jésus.
La plénitude et la nouveauté de sens qui, grâce au Christ, se découvrent dans les psaumes, fondent deux attitudes — ou directions de la prière — que l’on décèle clairement dans l’emploi que les liturgies font des textes psalmiques.
La première attitude consiste à s’adresser au Christ, le Dieu et le Seigneur des Psaumes. C’est lui que je nomme Très-Haut, Puissant, Saint, Juge, Sauveur, Roi, Berger, Rocher. C’est à lui que je demande aide, grâce, pitié, pardon, justice, à lui que je rends grâce. C’est lui qui est pour moi la Justice, la Tendresse, la Paix et l’Amour de Dieu. Je le prierai ainsi soit en mon propre nom, si je puis m’approprier la formule, soit au nom de ceux qui actuellement, dans l’humanité, vivent la situation évoquée par le psaume.
La deuxième attitude est de considérer, comme dit saint Augustin résumant la pratique de l’Église, que le psalmiste est le Christ lui-même. C’est sa voix que j’entends dans la plainte du pauvre et dans la louange du fidèle. Cette voix ne m’est pas étrangère. Elle est celle du Christ qui a tout récapitulé en lui. Elle englobe les voix de tous les membres du Corps dont il est la tête : ses membres souffrants, luttant pour la justice, prolongeant sa passion ; ses membres justifiés et glorifiés par sa résurrection. Dans la voix du Christ « total », il y a la voix de toute l’Église croyante, dont je suis. Il y a aussi la voix de toute l’humanité qui attend encore sa délivrance.
Comment accueillir les parties violentes des psaumes ?
Il semble pourtant qu’une partie des textes psalmiques résiste à leur christianisation. Il est spécialement difficile d’assumer dans une prière chrétienne les passages où le psalmiste réclame à Dieu vengeance contre ses ennemis et profère contre eux des imprécations et des malédictions. Ces passages peuvent apparaître directement contraires à l’Évangile et inacceptables pour un disciple du Christ.
Il convient à ce sujet de faire plusieurs réflexions.
D’abord il est nécessaire de se rappeler que ni le monde ni nous-mêmes ne sommes pleinement « évangélisés ». Toute une partie de l’humanité et de nous-mêmes est encore à convertir au Dieu de Jésus-Christ. Il y a encore un homme de l’Ancien Testament qui vit et parle en moi et autour de moi. Au lieu de recevoir ces textes comme le contraire d’une prière chrétienne, je puis les assumer comme une prière – parfois même ma prière – encore imparfaite au regard d’une prière filiale entièrement dite dans l’Esprit de Jésus. Celui qui n’arrive pas à dire « Pardonne-nous comme nous pardonnons aussi » trouve du moins dans les psaumes les mots pour confier à Dieu le jugement des méchants.
Les passages en question nous rappellent en outre que le cœur de la prière biblique est l’expression d’une lutte et d’un combat permanent pour la justice de Dieu contre l’injustice du monde. Ce combat n’est pas dans les idées. Il engage des personnes et des puissances de ce monde. Toute la vie de Jésus fut une lutte contre le Prince de ce monde. Le choix baptismal est tine lutte des fils de Lumière contre les puissances des ténèbres, du mal et du péché. Dans les psaumes, cette lutte se situe souvent entre le peuple élu et les nations païennes, entre le juste fidèle et les impies. Vouloir la défaite du mal, c’est vouloir qu’il n’y ait plus d’impies ni de pécheurs. Nous ne pouvons pas vouloir autre chose. C’est ce que Jésus a voulu lui-même. Ses malédictions sont au moins aussi fortes que celles des psaumes. Nous ne pouvons pas non plus nous retirer du combat. Jésus ne l’a pas fait, et il en est mort. Mais en entrant dans cette lutte et en la disant, nous ne prétendons jamais juger ni condamner des « personnes », ce qui revient à Dieu seul. Il s’agit encore moins de leur en vouloir. D’ailleurs les « ennemis » historiques des Psaumes n’existent plus. Mais il reste des armées en présence et nous sommes dans leurs rangs. La ligne de front passe d’abord au-dedans de nous-mêmes. Les imprécations et malédictions peuvent toujours tomber sur la part de moi-même qui résiste au Règne de Dieu. Elle passe de même au cœur de ceux qui m’entourent, dont je veux le bien et dont je demande que le mal soit extirpé. Elle passe aussi — et c’est là une interprétation traditionnelle — entre la puissance de l’Esprit de Dieu et de ses anges et les puissances de Satan et de ses démons.
« Car nous n’avons plus à lutter contre la chair et le sang, mais contre les dominations, les autorités, les princes de ce monde de ténèbres, les esprits méchants des régions célestes » (Ph 6, 12).
Source: Le psautier, version œcuménique, texte liturgique, Paris, Cerf, 1977, p. 345-360.
Les Psaumes constituent le plus merveilleux des livres de prière, premièrement parce qu’ils expriment avec des mots les attitudes les plus profondes du croyant. Ils mettent en poésie les cris, parfois heureux, parfois douloureux, de la vie. Mais ce sont des cris, aussi perçants ou doux soient-ils, qui sont toujours adressés à Dieu. En cela, ils sont prière. Deuxièmement, les Psaumes traversent les âges et les cultures. Ils sont universellement valables, car ils sont ancrés dans l’expérience humaine la plus profonde qui soit : celle de la relation du croyant avec Dieu. Leur actualité peut et doit nous interpeler aujourd’hui ! Pour y parvenir, il faut franchir quelques étapes…
Qu’est-ce que le psautier ?
Appelé en hébreu « livre des louanges », ce recueil de poèmes et de chants contient les prières traditionnelles du peuple d’Israël. Ces hymnes, nous les appelons psaumes, d’après le terme grec qui servit à les désigner. Elles étaient régulièrement utilisées, au temps de Jésus, durant les pèlerinages à Jérusalem, les liturgies du Temple, les assemblées synagogales du Sabbat, et dans la dévotion privée. Parmi les Écritures sacrées des Juifs, le livre des psaumes fut le plus connu et le plus aimé. En le citant, on se référait d’abord à David, le Roi-prophète, considéré comme le fondateur du genre.
Pourquoi les chrétiens prient-ils avec les psaumes ?
De tous les écrits de l’Ancien Testament auxquels se réfère le Nouveau, le livre des Psaumes est le plus souvent cité.
Lorsque les auteurs du Nouveau Testament citent les Psaumes, c’est toujours pour montrer comment Jésus de Nazareth a assumé, renouvelé et accompli ce qu’ils annonçaient. Le premier discours de Pierre, le jour de la Pentecôte (Ac 2, 25-28), s’appuie sur le psaume 15 (16) et sur le psaume 109 (110) pour prêcher la résurrection et l’exaltation de Jésus mort et enseveli. Les Évangiles nous montrent souvent Jésus utilisant des passages connus de psaumes pour éclairer et autoriser sa mission messianique (Mc 12, 35-37 ; Mt 21, 42). C’est avec des paroles psalmiques que l’on entend Jésus prier sur la croix (Mc 15, 34 ; Le 23, 46 ; Jn 19, 29) ou que sont interprétés divers événements de la Passion (Jn 13, 18 ; Jn 19, 24 ; 19, 36). Après sa résurrection, Jésus dit aux onze assemblés, selon Lc 24, 44 :
« C’est là ce que je vous disais lorsque j’étais encore avec vous; il fallait que s’accomplisse tout ce qui a été écrit de moi dans la loi de Moïse, dans les prophètes et dans les psaumes. Alors il leur ouvrit l’esprit à l’intelligence des Écritures. »
L’esprit ainsi ouvert à l’intelligence des psaumes, les disciples du Christ n’ont jamais cessé d’y lire l’annonce et la réalisation de ses mystères, d’y entendre sa voix et sa prière, d’y puiser l’expression de ce qu’ils vivent dans leur existence croyante et de ce qu’ils célèbrent dans les mystères liturgiques de l’Église.
Comment faire sienne ces prières si lointaines ?
Comment puis-je faire miennes aujourd’hui des prières issues d’un temps et d’un milieu si éloignés de moi ? Comment puis-je appliquer à Jésus des textes écrits par des personnes venues avant lui dans des circonstances historiquement autres ? De la réponse à ces deux questions dépendent pour nous la possibilité de « prier les psaumes » et la légitimité de les prier chrétiennement.
Les Psaumes parlent — me parlent et parlent par moi — de manières diverses. Tantôt ils racontent ce qui est arrivé à un peuple auquel le Dieu unique s’est fait connaître : ses victoires et ses défaites, ses actes de foi ou d’infidélité et tout ce que son Dieu, « Le Seigneur » (YHWH), a fait par lui. Parfois le récit se rapporte à un membre de ce peuple, par exemple son roi, ou un fidèle anonyme. Tantôt les psaumes méditent sur la condition humaine, sur le sort du juste et du méchant, sur les interventions de Dieu. Ils disent alors la « sagesse » acquise par l’expérience du peuple de l’Alliance et la formulent en proverbes et sentences. Tantôt ils annoncent ce que Dieu fera pour son peuple, son règne à venir et le Jour du jugement. Tantôt ils invitent à la louange et à l’action de grâce. Tantôt enfin des hommes disent « je », quelquefois « nous », pour raconter leurs épreuves, leurs maladies, leurs persécutions, leurs péchés, leurs doutes, puis les délivrances reçues de Dieu et leurs actions de grâces. Souvent les psaumes mélangent les genres, passant librement de « ils » à « nous », de « lui » à « je », de « Il » à « Toi ».
Lorsque les psaumes relatent des événements significatifs de la vie d’Israël, il est aisé de les recevoir comme un témoignage des interventions de Dieu dans l’histoire du salut de l’humanité. Ces événements, comme l’Exode ou le retour d’exil, comme le choix d’Abraham ou de David, qui fondaient la foi d’Israël, fondent aussi pour nous la foi au seul Dieu Sauveur des hommes. Ils nous provoquent à l’action de grâce et à l’espérance. Lorsqu’ils formulent la Sagesse, ils nous indiquent le chemin du salut et celui de la perdition. Lorsqu’ils annoncent les réalités à venir, lorsqu’ils appellent à la conversion .et à la justice, à la louange et à la joie, nous sommes directement pressés de croire au salut qui vient de Dieu seul, de nous reconnaître pécheurs devant lui, de le servir en pratiquant la justice envers lui et les hommes, de lui rendre grâce en lui offrant le sacrifice de notre louange.
Prier un psaume en « je »
Quand le psaume s’exprime en « je » ou en « nous », trois attitudes sont possibles. La première ·consiste à se mettre comme « dans la peau » de celui ou de ceux qui ont parlé : un malade qui se plaint à Dieu puis remercie pour sa guérison, un pécheur qui avoue sa faute et dit sa joie d’être pardonné, Jérusalem assiégée et prise par ses ennemis, le peuple revenant de l’exil, etc. Je nourris ainsi ma mémoire de l’histoire humaine — dont je fais partie — devant Dieu. La seconde consiste à entendre dans les phrases en « je » ou en « nous » la voix du Christ et de l’Église. Une troisième manière consiste à prendre le texte à mon compte, en y lisant ma propre histoire.
Cette dernière attitude correspond à une lecture de type poétique. Je ne limite pas le texte aux significations qu’il a pu avoir dans un contexte passé (le plus souvent impossible à déterminer). Sans oublier son origine et sans négliger les lois de lecture que chaque texte porte en lui-même, je le laisse comme venir à moi et prendre sens pour moi, aujourd’hui, en fonction de ce qui est ma vie. Parfois, je reçois les mots dans leur acception ordinaire : « Écoute ma prière, Seigneur » — « Pardonne mes fautes ». Parfois, j’accueille la suggestion des images : « Dans cette nuit où je crie en ta présence » — « Sois ma lumière ». Nuit et lumière sont deux pôles permanents de mon existence qui sous d’innombrables formes, m’attirent ou me repoussent. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire au jeu des images que j’éprouve ici et maintenant la sensation physique dont elles sont nées. De même que l’on dit couramment dans un excès de travail : « Je suis submergé », on peut dire dans la détresse spirituelle : « Les eaux montent jusqu’à ma gorge. » Même la tournure, inhabituelle pour nous, de telles expressions réveille le jeu des images.
Ma gorge, mes os, mes mains, mes pieds, ma bouche, mes oreilles, mes yeux, mon cœur, mes reins, mon souffle, et encore l’eau, la terre, le ciel, le feu, le vent, le désert, le jour, la nuit, qui surgissent presque à chaque verset de la poésie religieuse des psaumes, ne sont jamais de pures mentions physiologiques ou physiques. Ils désignent une manière concrète et imagée de se situer par rapport à soi-même, aux autres, au monde ambiant, à Dieu. Le corps, situé dans le monde, est le premier lieu, le premier langage de la prière des psaumes. C’est là une des raisons qui fait de cette poésie religieuse un langage relativement universel. Tout homme, s’il veut bien prendre en compte ses images réalistes et ouvertes, peut s’y reconnaître lui-même. Mais ce langage ne nous touche que parce qu’il a été d’abord celui d’hommes réels, faits de chair et de sang, vivant dans un temps déterminé de l’histoire humaine, dans un lieu précis de la terre habitée, dans une société particulière avec ses coutumes et ses mœurs.
S’adresser au christ et entendre le christ dans les psaumes
Le Christ est tout à la fois, pour un chrétien, le Dieu qui est prié dans les psaumes et l’homme qui prie les psaumes.
Depuis que Jésus a été manifesté Christ et Seigneur par sa résurrection et son exaltation à la droite du Père, il est aussi reconnu comme le Dieu qui crée, qui rassemble, qui règne, qui juge, qui libère, rachète et sauve. Chaque fois que des chrétiens rencontrent dans les psaumes le titre de « Seigneur » — Kyrios, nom grec substitué depuis la version des Septante au nom ineffable du Dieu d’Israël : YHWH — ils l’interprètent nécessairement à la lumière de Celui gui a reçu « le Nom au-dessus de tout nom » (Ph 2, 9). Le Seigneur des psaumes est toujours le Dieu unique. Mais tout ce que le Père fait pour nous, il le fait par son Fils, dans l’Esprit- Saint. C’est donc en toute vérité et plénitude de sens que nous chantons, du Christ ressuscité des paroles comme : « Le Seigneur règne ; il est notre Dieu et nous sommes son peuple ; il m’a sauvé ; il me mène par le bon chemin. » Désormais notre relation à Dieu passe par le Fils unique.
Cependant Jésus est aussi Fils de l’homme et frère des hommes. Il s’est fait semblable à nous en toutes choses, de la naissance à la mort. Il s’est même « fait péché » pour nous (2 Co 5, 21) sans avoir fait de péché. Mais il est ressuscité par la puissance de Dieu. Par lui, la relation de l’homme à Dieu est radicalement renouvelée. Tout ce qui, dans les psaumes, est dit de l’homme — par un homme — reçoit un sens nouveau à la lumière de Celui que nous croyons être la Parole faite chair, assumant en elle toute la nature humaine. Quand un pauvre appelle à l’aide, quand un innocent demande justice, quand un persécuté à mort crie qu’on l’épargne, quand il rend grâce après avoir été sauvé, la pleine vérité de chacune de ces paroles se tire de la vie, la mort et la résurrection de Jésus.
La plénitude et la nouveauté de sens qui, grâce au Christ, se découvrent dans les psaumes, fondent deux attitudes — ou directions de la prière — que l’on décèle clairement dans l’emploi que les liturgies font des textes psalmiques.
La première attitude consiste à s’adresser au Christ, le Dieu et le Seigneur des Psaumes. C’est lui que je nomme Très-Haut, Puissant, Saint, Juge, Sauveur, Roi, Berger, Rocher. C’est à lui que je demande aide, grâce, pitié, pardon, justice, à lui que je rends grâce. C’est lui qui est pour moi la Justice, la Tendresse, la Paix et l’Amour de Dieu. Je le prierai ainsi soit en mon propre nom, si je puis m’approprier la formule, soit au nom de ceux qui actuellement, dans l’humanité, vivent la situation évoquée par le psaume.
La deuxième attitude est de considérer, comme dit saint Augustin résumant la pratique de l’Église, que le psalmiste est le Christ lui-même. C’est sa voix que j’entends dans la plainte du pauvre et dans la louange du fidèle. Cette voix ne m’est pas étrangère. Elle est celle du Christ qui a tout récapitulé en lui. Elle englobe les voix de tous les membres du Corps dont il est la tête : ses membres souffrants, luttant pour la justice, prolongeant sa passion ; ses membres justifiés et glorifiés par sa résurrection. Dans la voix du Christ « total », il y a la voix de toute l’Église croyante, dont je suis. Il y a aussi la voix de toute l’humanité qui attend encore sa délivrance.
Comment accueillir les parties violentes des psaumes ?
Il semble pourtant qu’une partie des textes psalmiques résiste à leur christianisation. Il est spécialement difficile d’assumer dans une prière chrétienne les passages où le psalmiste réclame à Dieu vengeance contre ses ennemis et profère contre eux des imprécations et des malédictions. Ces passages peuvent apparaître directement contraires à l’Évangile et inacceptables pour un disciple du Christ.
Il convient à ce sujet de faire plusieurs réflexions.
D’abord il est nécessaire de se rappeler que ni le monde ni nous-mêmes ne sommes pleinement « évangélisés ». Toute une partie de l’humanité et de nous-mêmes est encore à convertir au Dieu de Jésus-Christ. Il y a encore un homme de l’Ancien Testament qui vit et parle en moi et autour de moi. Au lieu de recevoir ces textes comme le contraire d’une prière chrétienne, je puis les assumer comme une prière – parfois même ma prière – encore imparfaite au regard d’une prière filiale entièrement dite dans l’Esprit de Jésus. Celui qui n’arrive pas à dire « Pardonne-nous comme nous pardonnons aussi » trouve du moins dans les psaumes les mots pour confier à Dieu le jugement des méchants.
Les passages en question nous rappellent en outre que le cœur de la prière biblique est l’expression d’une lutte et d’un combat permanent pour la justice de Dieu contre l’injustice du monde. Ce combat n’est pas dans les idées. Il engage des personnes et des puissances de ce monde. Toute la vie de Jésus fut une lutte contre le Prince de ce monde. Le choix baptismal est tine lutte des fils de Lumière contre les puissances des ténèbres, du mal et du péché. Dans les psaumes, cette lutte se situe souvent entre le peuple élu et les nations païennes, entre le juste fidèle et les impies. Vouloir la défaite du mal, c’est vouloir qu’il n’y ait plus d’impies ni de pécheurs. Nous ne pouvons pas vouloir autre chose. C’est ce que Jésus a voulu lui-même. Ses malédictions sont au moins aussi fortes que celles des psaumes. Nous ne pouvons pas non plus nous retirer du combat. Jésus ne l’a pas fait, et il en est mort. Mais en entrant dans cette lutte et en la disant, nous ne prétendons jamais juger ni condamner des « personnes », ce qui revient à Dieu seul. Il s’agit encore moins de leur en vouloir. D’ailleurs les « ennemis » historiques des Psaumes n’existent plus. Mais il reste des armées en présence et nous sommes dans leurs rangs. La ligne de front passe d’abord au-dedans de nous-mêmes. Les imprécations et malédictions peuvent toujours tomber sur la part de moi-même qui résiste au Règne de Dieu. Elle passe de même au cœur de ceux qui m’entourent, dont je veux le bien et dont je demande que le mal soit extirpé. Elle passe aussi — et c’est là une interprétation traditionnelle — entre la puissance de l’Esprit de Dieu et de ses anges et les puissances de Satan et de ses démons.
« Car nous n’avons plus à lutter contre la chair et le sang, mais contre les dominations, les autorités, les princes de ce monde de ténèbres, les esprits méchants des régions célestes » (Ph 6, 12).
Source: Le psautier, version œcuménique, texte liturgique, Paris, Cerf, 1977, p. 345-360.